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Dans la bibliothèque, l’ordre règne dans les travées et les rayonnages aux livres plantés en rangs d’oignon : division thématique oblige, pas de liens directs entre toutes ces connaissances. Paradoxe de l’ordre établi qui interdit l’activation de réseaux, des nodules qui pourraient irriguer l’ensemble et réguler les interactions.
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L’archiviste va ensuite manipuler le document avec des précautions telles qu’il devait renfermer des pouvoirs magiques ou être aussi précieux pour les hommes que le véritable suaire du Christ : « Il l'a religieusement déposé, ainsi que d'autres documents, sur la table de bois ciré de la bibliothèque, des feuillets comme extraits de l'enfer et un peu brûlés par les feux de l'Hadès, » le maître mythologique qui règne sous terre rognant inéluctablement les Tables de la loi de notre substrat mémoriel. L’art est ainsi déifié comme principe du devoir de mémoire des sociétés contemporaines. .
La bibliothèque des refusés
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« Cette bibliothèque est dangereuse. »
Ainsi débute par cette citation du philosophe allemand Ernst Cassirer « à propos de la bibliothèque Warburg », le roman de David Foenkinos "Le mystère Henri Pick".
Y aurait-il donc des bibliothèques dangereuses ?
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Des lieux étranges en tout cas, jalousement conservés, à l’abri de la lumière et des hommes, qui ne contiendraient que des livres sulfureux, à l’image des livres interdits jadis par les tribunaux de l’Inquisition, qui révéleraient des secrets longtemps occultés de la pierre philosophale ou de la Toison d’or. Des bibliothèques qui ne s’exhibent pas dans leurs écrins de verre, lovées dans des cryptes improbables, plus sûrement défendues que celle que met en scène Umberto Eco dans Le nom de la rose.
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Mais rien n’est immuable en ce monde, pas même les grandes bibliothèques antiques emportées par la folie des hommes ou de la nature, comme celle d’Alexandrie, orgueil des hommes, emportée par les flammes, autodafé vengeresse de dieux jaloux de son pouvoir sur les hommes.
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Rien n’est inviolable, pas même les tombeaux des pharaons, enfouis à flanc de montagne dans la vallée des rois ou érigés fièrement en pyramides pour défier les siècles et implorer les dieux mais soumis malgré tout à la rapacité des hommes.
Seuls demeurent les signes gravés dans la pierre, la litanie des célébrations, les hommages aux disparus dans les salles funéraires comme un ultime appel, une ultime soumission aux dieux. Seule demeure la pierre de Rosette comme médiatrice de cette civilisation, seule pour révéler l’énigme de siècles millénaires, la parole gravée dans la pierre et permettre d’esquisser le profil de civilisations disparues.
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Les silos à culture modernes si contingents avec leurs supports numériques évanescents, peut-être plus précaires encore que le papier, avec leurs systèmes complexes de climatisation qui maintiennent une température constante, voudraient défier les aléas climatiques et effacer le temps pour porter la culture à l’intemporel.
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Lieu étrange aussi, s’il en est, imaginé par un écrivain américain Richard Brautigan dans son roman L’avortement, "Une histoire romanesque en 1966".
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Oui, lieu très étrange que cette bibliothèque qui recueille les manuscrits refusés par les éditeurs, ultime refuge pour livres réprouvés, rejetés à jamais des temples du savoir. Richard Brautigan, le hippie issu de la "beat generation", en avait rêvé. D’autres ont repris l’idée, réalisé son rêve et fini par édifier cette "anti bibliothèque " retirée maintenant bien loin des centres névralgiques du monde, dans la ville de Vancouver.
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Des milliers de volumes y dorment en attendant qu’une âme compatissante ou simplement curieuse, vienne en feuilleter quelques-uns. Qu’importe au fond puisqu’ils ont désormais l’éternité devant eux. Et puis, n’est-ce pas le lot de beaucoup d’ouvrages qui reposent dans les milliers de bibliothèques qui constellent le monde, que d’attendre un visiteur qui ne vient pas. Qui lit encore ces auteurs naguère portés au nu et maintenant totalement oubliés ? Qui lit encore Richard Brautigan, ce romancier pourtant intéressant mais figé dans son époque, qui lit encore son roman L’avortement ? Le sablier a été retourné, les cartes brassées pour une nouvelle donne. Et la page tournée par des contempteurs qui renvoient à un avenir en rupture avec le passé.
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Ces masses de volumes délaissés, inutiles, serrés en rang d’oignon sur leurs rayonnages poussiéreux, rêvent peut-être de rejoindre la cohorte de leurs congénères pour mieux se faire oublier, passer bien au chaud à Vancouver « le reste de leur âge. »
Comme un ultime pied-de-nez à la postérité.
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Richard Brautigan
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Reprenant l’idée de la "Brautigan Library", David Foenkinos situe dans son roman la bibliothèque à Crozon, au bout du bout du Finistère. Un breton pour la version française de la "bibliothèque des refusés", un breton qui reprend à son compte cette citation de Jorge Luis Borges : « Prendre un livre dans une bibliothèque et le remettre, c’est fatiguer les rayonnages. » Un breton qui pensait que « derrière la beauté des mots, la réalité est forcément décevante. »
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La réalité, c’était aussi l’obligation de venir déposer soi-même son manuscrit à la bibliothèque de Crozon, de faire la démarche symbolique, parcourir un chemin parfois fort long et plein d’embûches, un peu comme on se rendait à Compostelle. La plupart du temps, ils entraient en hésitant, à contre cœur comme s’ils avaient honte d’abandonner leur progéniture, le fruit de longs mois de travail et d’engagement, de doute et d’enthousiasme.
Une tranche de vie remise à un étranger, jetée en pâture au hasard.
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Des curieux venaient parfois jeter un coup d’œil, faisant avec nonchalance le tour des travées, feuilletant un volume, comme ça au hasard ou attiré par un titre, parfois avec un certain plaisir, parfois avec une moue boudeuse semblant dire : « quel est donc l’intérêt d’entreposer ici des livres dont personne ne veut ? »
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Le breton, toujours avenant même avec les plus sceptiques, argumentait, répondait par avance aux objections éventuelles : « Savez-vous que, de part ma longue expérience, je sais comment trouver le livre qui vous correspond ? » Manière de lancer la discussion, parfois reçue comme une provocation. La réaction de son interlocuteur lui donnait alors des informations essentielles sur la façon dont il comptait lui répondre. Certains lui souriaient, interloqués par son culot, d’autres le gratifiaient d’une moue sceptique, quelques-uns enfin voulant le pousser dans ses retranchements le mettaient au défi de s’exécuter. Et tel était bien son objectif : capter leur attention et "vendre" sa bibliothèque.
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Il reste que notre époque est écartelée entre un passé figé dans ses attributs culturels et un avenir déifiant le changement. La dématérialisation des supports culturels serait la panacée et deviendrait la règle. Mais on imagine difficilement la bande magnétique devenir l’incunable du XXème siècle et défier les siècles à venir. Technologie oblige, chaque nouveau support a tendance à chasser le précédent.
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On dirait que cette volonté de conservation culturelle qu’on constate dans les bibliothèques musées, à l’INA ou à la Cinémathèque pour ne prendre que ces exemples, a pour vertu de contrebalancer les évolutions continues des sociétés contemporaines, d’en revendiquer la permanence.
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Les classements à l’inventaire des monuments historiques se multiplient dans un esprit consommé de conservation, chaque vieille pierre est recueillie, nettoyée, classée, étiquetée avec un soin sourcilleux, et exposée comme une pierre précieuse, chaque fragment de nécropole exhibé comme trophée. Chaque bout de texte, griffonné sur un morceau de nappe est pieusement conservé pour peu qu’il soit orné d’une signature prestigieuse ou parfois simplement connue. Nous sommes bien entrés dans une phase de religion de la relique… au nom de l’Histoire et de la mémoire, pour un jour tricoter une thèse sur un sujet improbable.
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« Souvenez-vous, souvenez-vous » nous dit-on, pour éviter que "l’histoire recommence", comme si elle était un éternel recommencement, pour pouvoir "tirer les leçons de l’Histoire", comme si éviter les erreurs du passé permettait de maîtriser l’avenir.
L’après-midi de monsieur Andesmas
Ah, en matière d’art, tout est dans la signature. « La signature » vous dis-je ! Ultime refuge aux certitudes. En peinture on le savait. Une œuvre de maître déclassée et c’est la déchéance, la relégation, la mise au purgatoire dans les réserves du musée. La consternation, demain peut-être les batailles d’experts. À l’inverse, une signature, un nom prestigieux collé à une œuvre "découverte par hasard" dans le grenier (ça se passe souvent dans un grenier) et c’est la consécration… l’exposition assurée en bonne place dans un grand musée… le pactole.
En littérature aussi, même si cet art se prête moins à ce genre de "spéculation" que les arts plastiques, un nom connu en bonne place sur la couverture d’un livre est gage de prestige, de qualité… et de ventes.
Quelle que soit la qualité de l’œuvre. En témoignent nombre d’œuvre de jeunesse qui n’offrent guère qu’une valeur de document pour chercheurs et biographes.
Albert Camus n’a-t-il pas attendu dix ans avant de se résoudre, après plusieurs renoncements, à accepter avec réticence une nouvelle édition de L’Envers et l’endroit. Et encore, l’a-t-il fait avec l’ajout d’une longue préface expliquant sa démarche et ses doutes. Il faudra attendre sa disparition en janvier 1960 pour que paraissent des textes que Camus avait conservés dans ses archives comme par exemple La mort heureuse, qu’on considère comme une première version de L’Étranger, ou les trois tomes de ses Carnets.
Tout livre a-t-il alors sa place dans les super bibliothèques, les modernes silos à livres parfois climatisées ? Question pertinente quand on constate le niveau de la production contemporaine, sans avoir recours à la bibliothèque des refusés.
Accepté un jour, refusé le lendemain…
"L’après-midi de monsieur Andesmas" (de Marguerite Duras, s’il vous plaît), un roman « bref et médiocre » ? C’est ainsi que le juge un impertinent, assez inconscient pour risquer une plaisanterie littéraire de son cru, changer le nom des personnages par exemple, et pondre une belle lettre de présentation envoyée avec le manuscrit, aux trois éditeurs majeurs de Marguerite Duras, Gallimard, Minuit et POL.
L’ouvrage "L’après-midi de monsieur Andesmas" est pourtant en vente dans toutes les bonnes librairies, comme on dit. Et pourtant, sous son nouveau titre Margot et l’important, et bien sûr signé d’un nom d’emprunt, il est refusé par les trois grands éditeurs.
Suffirait-il comme pour les fringues, d’imprimer un nom prestigieux pour donner à une œuvre quelconque ses quartiers de noblesse ? Nenni, s’en défendent les éditeurs avec des ruses de chattemite. En tout cas, les journalistes, goguenards, glosent sur « un texte de Marguerite Duras, maquillé en manuscrit inédit, refusé par ses propres éditeurs » qui lui trouvent quelque chose de « déjà lu » (évidemment), eux qui cherchent paraît-il des auteurs dotés d’une « écriture originale ». Argumentation un peu courte pour cacher leur incurie et justifier le refus d’un livre figurant dans la prestigieuse collection "Imaginaire" de la NRF.
Quel dommage que les initiateurs de ce gag littéraire n’aient pas cru bon de porter leur manuscrit à la bibliothèque des refusés de Vancouver. On aurait pu trouver un livre identique dans le rayon Gallimard de la BNF, la Bibliothèque nationale de France et quelque part dans les rayonnages de la petite bibliothèque des refusés.
Mais delà de la relativité du jugement des experts que peut nous inspirer cette histoire, comme le Musée imaginaire cher à André Malraux, chacun n’a-t-il pas sa propre bibliothèque imaginaire faite de goûts personnels, de rencontres, de découvertes et de hasards ?
Ah, en tout cas, comme l’art est inconstant, n’est-ce pas ! Car en littérature aussi, la vérité du jour n’est pas forcément celle du lendemain.
À qui diable peut-on se fier !
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