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Frachet
24 août 2016

Le destin de Victorine Chevessand - V1

SOMMAIRE

- Le quotidien de Victorine Chevessand : pages 2 à 10
- Le journal d’Albert Chevessand : pages 11 à 16
- La vie entre parenthèses : pages 17 à 18
- Le journal d’Albert Chevessand (suite) : pages 19 à 20


Le quotidien de Victorine Chevessand

Paris et ses convulsions révolutionnaires, ses éruptions subites, étaient loin, très loin d’ici. Les échos de ses fracas parvenaient à peine à nos oreilles, amortis sans doute par l’épaisseur de nos forêts et la hauteur de nos montagnes. Et longtemps après. Même à Chambéry, pourtant à quelque cinquante kilomètres du village, on n’en savait parfois guère plus. Les distances éloignaient plus sûrement que des frontières, nous préservaient aussi des heurs et fureurs de la grande ville.

Nous parvenaient surtout les jacasseries des colporteurs, beaux parleurs qui  brodaient et en rajoutaient pour mieux vendre leurs bricoles et les colifichets qui faisaient briller les yeux des femmes. Vue du village, la ville suscitait la méfiance ; elle représentait les quartiers lugubres du vice et des tentations, la promiscuité, les relations interlopes. Synonyme de perdition. La ville miroir aux alouettes avec son magnétisme d’attirance et surtout de repoussoir. Un autre univers pour Victorine. Un univers qu’elle ne connaîtrait jamais. Elle garderait toujours une certaine fascination pour ce monde inconnu, mêlée de méfiance pour son clinquant, cet arrivisme qu’on lui avait toujours décrit comme l’antichambre de l’enfer.

Sa mère l’avait bien sûr mise en garde : « Souviens-toi du père Frontenay ». Histoire édifiante dont on glosait en famille, qu’on commentait sous le manteau, du père Frontenay qui fit le voyage de Paris pour ramener sa fille qui avait mal tourné. Rien dans sa façon d’être n’avait changé, il n’aurait pas fallu lui en parler ni le regarder de façon insistante. Son honneur était sauf, du moins en apparence, et même les ragots n’y pouvaient rien, ne l’atteignaient pas, glissaient sur lui comme la caresse d’une légère brise sur une eau calme. Mais on finit par savoir. Tout finit par se savoir au village et on ne la revit jamais cette belle fille gâtée par les illusions de la ville. A présent disait-on, elle filait doux à Lyon sous la férule d’un oncle qui tenait une gargote derrière la gare de Perrache . N’empêche, elle avait payé ses rêves de jeune fille d’une mort sociale qui avait longtemps pesé sur sa vie et marqué les rapports sociaux au village.

 Il suffisait de fréquenter l’épicerie-droguerie-quincaillerie du village pour en apprendre plus que dans le journal que les bourgeois recevaient directement chez eux. De toute façon, qui savait lire à l’époque, certes pas les enfants du peuple qui très tôt travaillaient dur pour aider leurs parents. Depuis, il marchait un peu voûté le père Frontenay, plus distant, un bonjour de politesse, un geste de salut porté au béret comme c’était la coutume, et il poursuivait son chemin bien raide, sans se retourner.

 Histoire édifiante largement oubliée, chassée par d’autres histoires pas forcément édifiantes mais il fallait bien meubler les longues heures d’hiver où on se réunissait pour parler de tout et de rien, tant le temps de travail était silencieux, et travailler encore et toujours, écosser, écaler... les tâches ne manquaient pas. A la fin, le père Frontenaydirigeait son commis uniquement par signes. Au lieu de lui dire « fait ceci, fais cela », il lui donnait ses instructions par des mouvements de mains, lui intimait d’avancer ou de reculer d’un un coup sec  du menton ou plusieurs coups brefs  pour tourner à droite ou à gauche.  Tout juste s’il n’avait pas inventé le braille. Ainsi, dans cette ambiance feutrée, les bruits de la ville paraissaient incongrus et l’écho fracassant des guerres semblaient une vue de l’esprit, quelque chose d’irréel, si loin de leurs préoccupations et qui ne pourrait jamais envahir cet univers villageois confiné mais rassurant.  

Pour le moment, Victorine Chevessand, comme toutes les jeunes filles du village, vaquait à ses occupations. Et elles étaient nombreuses. Comme celles de sa mère avant elle. Comme celles de ses aïeules dont la condition se reproduisait de génération en génération, « depuis la nuit des temps » disait la grand-mère blottie devant l’âtre quelle que soit la saison. Sa condition, lui avait-on seriné, tenait entre les mains de Dieu –à condition que ce dieu humain eût des mains, question qu’elle ne s’était jamais posée- aussi prévisible que le déroulement des saisons. Elle n’en avait nourri aucune amertume, la vie c’était ça simplement, et on n’y pouvait rien changer.  Mais quand même, elle tenait à distance ces propos et ceux de leur curé qui en rajoutait volontiers et se demandait, seule sous sa couverture le soir, comment le dieu qu’on disait « bon » pouvait supporter  la condition faite à l’homme que, selon les dires même du curé, il avait façonné à son image. Quand, par extraordinaire, elle s’en ouvrait à sa mère, celle-ci lui répondait invariablement : « les voix du seigneur sont impénétrables, ma pauvre fille. » Sans plus de commentaires. Pour un temps, elle renonçait alors à comprendre et, comme toutes les jeunes filles de son âge, elle rêvait à une autre vie, de découvrir Paris, de rencontrer le prince charmant ou de devenir une nouvelle Jeanne d’Arc qui apporterait sur terre paix et abondance.

Et voilà que subitement, ce village sans histoires était rattrapé par l’Histoire.  L’Histoire, les gens d’ici n’en connaissaient rien… ou si peu. Ils pensaient que l’histoire de l’humanité se résumait à obéir à son roi et à respecter son curé, représentants d’un ordre naturel qui les dépassait et auquel ils se sentaient de tout temps soumis. Rien ne les prédisposait à imaginer que cet ordre éternel pût être jeté à bas, que de pauvres mortels fussent assez présomptueux pour le défier et avoir cette idée diabolique de remplacer Dieu. Cette simple pensée les faisait frémir et, rapidement, ils se signaient pour marquer leur soumission par le geste rituel qu’ils faisaient instinctivement, sans même y penser, comme ils se signaient les yeux au ciel quand ils quittaient le champ avant la récolte. Ils craignaient par-dessus tout, les flammes de l’Enfer, le courroux du dieu vengeur et les armées du roi juste bonnes à prendre leurs enfants et à saccager leurs récoltes.

 Mais la Révolution avec son cortège de guerres et de tourments finit par s’engouffrer dans le village comme un courant d’air dans la maison, quand son frère aîné Jean-Marie, happé par la conscription, revint en permission. Harassé et amaigri mais les yeux brillants d’excitation, il  n’en finissait pas de raconter ses exploits, comment les armées révolutionnaires avaient renversé la vapeur… et l’ennemi en Italie alors que l’Europe s’était coalisée contre la France et sa Révolution. Dès son retour, il devint la coqueluche du village, animant de sa voix grave les soirées où chacun l’écoutait avidement narrer sa campagne d’Italie, l’opulence des villes du nord et la beauté des paysages toscans.

Tout y passait, l’Italie la superbe, les quartiers médiévaux des villes de la plaine du Pô, puis la moutonnant Toscane avec la piazza del Campo de la terre de Sienne, la magnificence florentine « à Florence, disait-il avec chaleur, on est toujours le nez en l'air à admirer les mille et une beautés de la ci »il avait bien potassé son atlas et le livre d’histoire que sa mère lui avait passé. Bien calé dans sa chaise, caressant un bouc touffus qui le vieillissait, lui donnait un air plus mûr, Il savourait son heure de gloire plus sûrement que sur les champs de bataille. Victorine, fière d’être complice de son fils à travers ce petit secret qui les rapprochait comme jamais auparavant, l’aidait à tricoter les histoires qu’il raconterait le soir à la veillée. Cet épisode épiçait sa vie comme jamais, elle qui se plaignait parfois que dans sa vie paisible et sans éclat, « il ne se passait jamais rien. »

Mais toute la faconde de Jean-Marie ne pouvait gommer la déception des villageois qui voyaient surtout dans la Révolution une augmentation de leurs impôts dans ces guerres ininterrompues qu’il fallait bien financer, ce bataillon qu’on leur avait imposé, qu’il fallait loger et nourrir, venu du diable vauvert –du Béarn en l’occurrence- et que nul ici n’aurait pu situer et dont les soldats parlaient une langue qu’ils ne comprenaient même pas.

Les problèmes de la Savoie avaient commencé exactement le 27 novembre 1792, jour de son rattachement à la République française : avec la solennité requise, dans le décorum de l’imposante cathédrale de Chambéry, le petit royaume si chétif, si minuscule sur la carte de l’Europe, avait fait son allégeance à la toute récente République française avant d’être noyé dans l’hégémonie impériale des cent-trente départements. Temps de guerre signifie une existence encore plus difficile et il fallut se soumettre aux diktats des nouveaux maîtres, aux réquisitions des denrées et des chevaux, les espaces cultivés diminuèrent et les chèvres sauvages en profitèrent pour dévaster les champs qui restaient. Cette vie frugale et maussade fut leur lot pendant plusieurs années.

Les chaumières grondèrent quand une famille de nobliaux de la commune voisine, les Milly, furent arrêtés dans un tumulte de gendarmes conduits par un commissaire de la république emplumé qui, d’un ton auguste, entama un interminable discours, juché sur une table dressée dans la cour, pour justifier son intervention. Les villageois dont Victorine, attentive au spectacle, se dévissant le cou pour mieux suivre cet événement exceptionnel, écoutaient d’un air buté les propos spécieux du commissaire qui leur passaient largement au-dessus de la tête. De toute façon, certains dans l’assistance n’entendaient goutte à la langue française et avaient visiblement envie de sortir les fourches pour envoyer tout ce beau monde au diable. Ils craignaient qu’on ne leur confisquât le peu qui leur restait.

Face à cette résistance pour le moment passive, les autorités les libérèrent rapidement pour apaiser les esprits mais les paysans, soupçonneux, dénonçaient les spoliations et cachaient  leurs biens autant qu’il pouvaient. Même ceux qui n’avaient presque rien mettaient un point d’honneur à soustraire quelque chose aux doigts crochus des nouvelles autorités. Riches et pauvres, liés dans la même peur, soustrayaient tous les biens qu’ils pouvaient pour échapper aux réquisitions. Ce qui avait pour premier effet d’affamer les villes.  

« Pauvre époque, se lamentait Thérésine sa plus proche voisine, dans la tempête on ne peut faire que le dos rond en attendant que ça passe ». Belle philosophie partagée par la plupart de ses concitoyens qui considéraient qu’avec les calamités, qu’elles soient naturelles ou qu’elles proviennent des hommes, « il fallait faire avec ». Relents de fatalisme que distillait volontiers l’église, invitant ses ouailles à gagner leur salut sur cette terre où ils ne sont que de passage. Mentalité qui énervait Victorine, plutôt agnostique mais disposée à sauver les apparences, pointant son nez à l’église quand s’abstenir susciterait les commérages.

Pour une famille, assister à la messe du dimanche tenait de l’obligatoire, sous peine d’être regardée avec gêne et méfiance et même mise à l’écart. Pression sociale invisible pour des étrangers mais si efficace pour des gens qui vivaient dans un tel état d’interdépendance, que personne ne pouvait se payer le luxe de rester isolé. Victorine le savait qui connaissait également les limites à ne pas franchir, les degrés de liberté qu’elle pouvait se permettre. Et ils étaient vite atteints.

Pour eux, la Révolution avait d’abord ce visage, une espèce de cataclysme déferlant sur la région, un cyclone qui emportait les bêtes réquisitionnées et les hommes vers les champs de bataille de l’Est.  Aussi, ce fut avec soulagement  qu’ils accueillirent l’avènement du Directoire comme la fin des grands désordres. Une ère plus paisible semblait s’ouvrir, on sentait dans la commune un courant plus léger flottant dans l’air, et ce n’était pas seulement la douceur du printemps, un bruissement ténu mais qui ne trompait pas, les rires enfin revenus.   

Pour fêter ce renouveau et la paix revenue, le père annonça à Jeanne-Marie, la sœur de Victorine, son prochain mariage. Stupeur délicieuse mêlée d’effroi devant cette nouvelle inattendue. C’était bien dans la manière du père de tramer ses coups en solitaire et dévoiler ses intentions à la dernière minute. Jeanne-Marie était dans tous ses états, alternant le chaud et le froid, sudation gênante et frissons, le cœur battant la chamade, supputant à s’y perdre les conséquences sur son destin. Le lendemain, le teint défait par une nuit blanche, elle se précipita dans les bras de sa sœur, ne sachant s’il fallait en rire ou en pleurer. Elle fit le siège de son père, l’assommant de questions : « Père, ô père, dites-moi quelque chose, qui est-ce ? Comment est-il ? Est-ce que seulement je le connais ? » Les questions s’entassaient  en strates de sentiments contradictoires, se bousculaient dans sa tête, se faufilant en désordre entre ses lèvres.  

Elle faisait aussi le siège de Victorine, soupçonnée avoir l’oreille du père, la bombardant de questions : « Pourquoi lui, pourquoi père a-t-il choisi cette famille qui n’habite même pas la commune ? » (à l’époque, on épousait une famille plutôt qu’on ne prenait conjoint) La réponse relevait d’un calcul fort simple qui reflétait les préoccupations d’un père soucieux de bien placer sa nichée tout en préservant l’intérêt de la famille.

Les « étrangers »en question se nommaient les Borneix, qui possédaient sur la commune voisine de Vesincy des terres contiguës à celles des Charrière, belle aubaine pour réunir ces petites parcelles en dotant (raisonnablement) Jeanne-Marie. De cette façon, le domaine serait entamé un minimum par ce mariage ; il resterait bien assez de bonnes terres à ses autres enfants encore célibataires. Car ici, on ne comptait que les bonnes terres, les terres arables, champs et prés, potagers et vergers, laissant de côté les landes broussailleuses et les flancs de collines trop pentus , trop froids, orientés à l’ubac,  aux lapins, aux chèvres sauvages et un peu plus haut, aux sangliers, domaines des chasseurs, grandes distraction des montagnards de la région.

Ainsi, comme toutes les filles à marier, Jeanne-Marie appréhendait ce saut dans l’inconnu, cette intimité à créer avec un homme que, bien souvent, elle connaissait à peine ou même qu’elle découvrait lors des présentations officielles. Jeanne-Marie éprouva quelque mal à respirer quand, tapie derrière les grands rideaux de sa chambre du premier étage, elle vit pénétrer dans la vaste cour de la ferme la carriole guidée par le père du promis, homme épais au costume gris anthracite à minces rayures, tassé sur son siège. Visiblement, il avait revêtu ses plus beaux atours pour donner plus de solennité à la rencontre et montrer sa maison sous un jour favorable.

Une belle moustache aux bouts retroussés lui barrait le visage et égayait un peu des traits sévères qui intimidaient déjà Jeanne-Marie. A ses côtés se tenait  bien droit un grand jeune homme à la petite moustache bien taillée, l’air endimanché, visiblement mal à l’aise dans un costume sombre. Tout de suite, même à cette distance, Jeanne-Marie lui trouva du charme, une certaine distinction derrière son air embarrassé. Elle aurait voulu pouvoir échanger des signes avec sa sœur, guetter ses premières réactions, mais Victorine se tenait sur le petit perron à la droite du père, prête à recevoir comme il le fallait, les deux hommes qui feraient bientôt parti de la famille. La veille, les deux chefs de famille avaient finalisé l’alliance devant le notaire et ne restait à régler que les détails de la cérémonie.

La suite se brouilla quelque peu dans son esprit. Il lui semblait que c’était une autre, une espèce de double, à qui on serrait la main, à qui on faisait les compliments de convention sur son port et sa toilette, centre de la rencontre et en même temps écartée les échanges, simple prétexte à une stratégie familiale qui lui échappait.

Elle se souvenait qu’au moment des présentations, elle était restée figée, muette comme une carpe, incapable de faire entendre l’éclat de sa petite voix chantante, se contentant de sourire en rougissant. Pierre Borneix son promis –encore un Pierre se dit-elle, il faudrait les numéroter- salua en restant impassible, pas un trait de son visage ne bougea- embarrassant la jeune fille qui se demandait ce que pouvait bien cacher cette sérénité feinte ou réelle dans un moment aussi particulier qui les engageait tous deux à jamais. Elle guettait une réaction de sa sœur mais Victorine était trop affairée à échanger des banalités avec Pierre pour s’occuper d’elle.

Que dire de la dure existence de Victorine pendant toute cette période où le pouvoir changeait souvent de main sans qu’on n’y comprît quoi que ce soit. Vie tissée de petites joies et de grandes peines toujours rythmée par la pression du quotidien, les champs qu’il fallait bien cultiver malgré tout, les bêtes dont il fallait bien s’occuper malgré tout, malgré le poids du nouvel État, malgré la guerre qui mangeaient les maigres revenus. Le départ de sa sœur Jeanne-Marie dans la maisonnée de son époux à Vesincy l’avait laissée un temps démunie et solitaire, privée d’une présence constante à ses côtés et dont l’absence renforçait l’importance. Non que Vesincy fût très loin de chez eux- une dizaine de lieux tout au plus- mais il aurait fallu demander au père d’atteler la carriole un dimanche et savoir quelle mine Pierre et ses parents lui auraient faite de la voir débarquer ainsi pour confier dieu sait quoi à Jeanne-Marie. Dans cet état d’esprit, elle décidait d’y aller à pieds mais revenait vite sur cette décision insensée qui l’aurait fait passer aux yeux de tous pour une évaporée.  
 Ce départ n’arrangeait pas son humeur chagrine, elle qui d’ordinaire était plutôt enjouée et facile à vivre.  

En cette année 1802, les choses avaient repris leur cours, « comme avant », avant que la République française ne bouleversât des siècles étales où, génération après génération, pérennité et récurrence dominaient. Le ciel bouché de l’avenir avaient été leur horizon pendant dix ans et ils se sentaient soulagés depuis que la menace de la guerre s’éloignait. La tradition, la vie rythmée par les fêtes religieuses et la respiration des saisons s’imposait à nouveau, à leur grand soulagement. Quand tout s’était emballé, les gens s’étaient sentis déboussolés, dépossédés des certitudes que leur apportaient la répétition des gestes quotidiens et les événements qui ponctuaient chaque période de l’année. Beaucoup se détournaient à présent des traditions qui les décevaient ; seule la religion leur apportait sinon les certitudes qui les avait désertés, au moins une certaine paix de l’âme qui leur permettait de traverser les bouleversements survenus dans des vies normalement monotones.

Certains priaient à l’envi, réclamant procession sur procession pour chasser les démons, ces idées nouvelles venues de Paris, d’autres prononçaient des mots étranges, inintelligibles pour la plupart comme liberté, égalité, fraternité. Ils s’apercevaient que si en théorie, la République prônait la justice, la réalité était moins réjouissante car  seuls les riches bourgeois avaient de quoi se payer les Biens nationaux mis en vente par l’État. Et les paysans qui ne pouvant acheter un petit lopin de terre grondaient contre les riches accapareurs des meilleurs terres.

Victorine, qui devenait une jeune fille vive et active, retrouvait toujours avec joie les longues soirées d’hiver, quand le vent glacial s’invite jusque dans les étables, frappe à la porte des fermes frileusement repliées sur elles-mêmes, quand on arrive enfin chez les voisins, entre les monticules de neige soufflée, les murs de congère, giflés par les rafales de vent  et qu’on pénètre avec ravissement dans la douce chaleur d’un intérieur douillet. Là, elle oubliait tout, comme si ses soucis s’étaient congelés en cours de route, qu’ils s’étaient dissous dans les cristaux de neige. C’était, comme elle disait, « sa parenthèse », sa respiration, où elle pouvait se ressourcer pour mieux remettre ensuite avec plus de cœur son ouvrage sur le métier.

Elle aimait aussi le temps de la « chavaison » quand on teillait le chanvre roui au préalable dans les mares ménagées dans les biefs et dans les étangs, ou la grande fête de la Saint-Jean quand on allumait ces grands feux de paille et de bois dont les flammes partaient à la conquête d’un ciel étoilé comme pour mieux chasser le diable dans son souffle torride et rédempteur. On dansait autour des feux de joie, les joues rougies par la chaleur du foyer, en faisant des rencontres, en échangeant des œillades qui étaient autant d’engagements que, mine de rien,  surveillaient les adultes. Ainsi se tissaient peu à peu entre les familles les premières tractations et les liens du mariage.

Là aussi, Victorine oubliait tout, bercée par les sons aigrelets de la musique savoyarde, emportée par le rythme des danses codées que jouait un petit orchestre local. On exorcisait aussi la chaleur souvent étouffante des jours, la fatigue de la fenaison et les soucis des moissons qui s’annonçaient. Tout ça était remis au lendemain, quand il faudrait de nouveau se battre avec les aléas de la vie pour leur  arracher sa pitance quotidienne. Mais quand tout allait bien, restait quand même ce fond de peur face aux impondérables qui pouvaient emporter en un rien de temps une magnifique récolte encore sur pieds, prête à être rentrée ou un père apparemment en bonne santé, qui s’écroulait un beau jour comme foudroyé ou traînait des mois, des années peut-être sur son lit de douleur.

« Tu te mets toujours martel en tête pour rien » grognait Victorine à son père, mais c’était plus fort que lui, peur ancestrale diffuse dans la conviction qu’on ne pouvait rien contre les révoltes de la nature. Il en fallait peu et on le savait : une année calamiteuse, une récolte qui pourrissait sur pied, une grêle soudaine qui hache les plantations au mauvais moment, une bête malade… liste interminable de tout ce qui pouvait s’abattre sur les frêles épaules de ces gens qui vivaient dans la peur de tels événements. « Quand on a la santé… » avait-on coutume de dire pour conjurer le sort, leitmotiv où pointait leur précarité comme une punition de cette faute originelle, une expiation de leurs péchés dont leur parlait leur curé dans ses sermons. Alors, pour exorciser le malheur, on redoublait les prières, on se ruinait en cierges, on multipliait les processions. Que pourrait-on faire d’autre ? Le fils Frontenay, qui passait pour un original –il en fallait peu alors- bricolant des plantes pour en tirer, disait-il, de nouvelles variétés, affrontait sans ciller les regards en-dessous, les sourires entendus, langage muet et codé qui, pour les initiés, était transparent, plus éloquent que la parole. En venir aux mots était encore plus insultant que d’en venir aux mains. Puissance et magie du verbe pour des illettrés.

Ils sentaient le poids de la fatalité que connaissent tous ceux dont le sort est lié aux caprices de la nature, cette épée de Damoclès qui, de leur vie, ne les quittait jamais, cette volonté de Dieu, absconse et inhumaine que ne manquait pas de leur rappeler le curé, avec  moult exemples aussi édifiants que terrifiants, lors de la messe dominicale. Ce que Victorine aimait dans le rite de la messe, ce n’était pas tant les belles toilettes que les femmes en profitaient pour arborer à cette occasion, l’occasion de se montrer à tout le village, en gardant toutefois son quant-à-soi, que ces moments de solitude, de retour sur soi-même au milieu d’une foule silencieuse et recueillie, quand le cœur se vide et qu’on ne peut se mentir. Un moment de total abandon qui tenait plus de l’introspection que de la confession.

En tout cas, dans ces moments de liesse, Victorine oubliait tout ça, attendant avec impatience le temps de la fête, ces retrouvailles avec tout le village où même les anicroches, les querelles étaient mises de côté le temps de la fête.  Le temps où les rancunes rancies par les années étaient dissoutes –pour un temps certes, mais qu’importe- dans les tourbillons de la danse et les flammes des feux de la Saint-Jean. La suffisance, les jalousies, les médisances ne manquaient pas au village, comme partout sans doute, chaque année ajoutant de nouvelles raisons de s’en vouloir et de jouer aux Montaigu et aux Capulet. Mariages avortés comme celui du fils Frontenay qui avait dédaigné Annabelle la fille de leur voisin à la ferme du Crozet -quel affront !- ou le champ que le père de Victorine avait donné à Jeanne-Marie lors de son mariage alors qu’il était convoité depuis au moins deux générations par la famille du maire.

De rancœurs en rancunes, chaque famille du village avait ainsi un contentieux plus ou moins important, plus ou moins ancien –mais qu’elle vivait comme essentiel, insupportable- avec d’autres familles du village. Le mariage de Jeanne-Marie par exemple : aller choisir une famille "étrangère" –celles du village n’étaient sans doute pas assez bien pour eux ! -et aliéner le beau champ des Minarettes maintenant aux mains de ces usurpateurs, quelle conduite stupide et inconséquente ! Et cette sale mentalité des Charrière qui avaient acheté trois fois rien la grange et le pré attenant que convoitaient un cousin des Frontenay qui avaient manœuvré des mois pour faire baisser le prix. Pour le chef de famille, passer devant la grange maintenant restaurée, était un crève-cœur et de rage, il serrait le poing dans sa poche.    

Victorine avait son idée sur l’apanage du champ des Minarettes que certains n’avaient pas accepté et, à mots couverts, reprochaient au père. Or, rien n’émergeait de ces rivalités, de ces blessures d’amour propre et un étranger à la commune aurait été surpris qu’on lui révélât tout ceci tant les relations semblaient courtoises et de bon aloi entre tous. On se hélait du fond de la grand’place pour demander des nouvelles et parler des travaux des champs, on s’invitait aux veillées, on prenait date pour la fenaison ou la moisson...

Ce n’était pas tant les apparences qu’on voulait sauver à tout prix que le vivre ensemble obligatoire, la certitude que le sort de chacun dépendait de la bonne volonté et de l’entraide de tous. L’idée aussi quelque part, qu’il s’agissait d’un jeu social pour se donner de l’importance, se hausser à des propres yeux et à ceux des autres, satisfaire un orgueil que rien dans une existence si prévisible ne pourrait combler. Le père Frontenay par exemple aimait à dire que l’importance d’un homme se mesure au nombre de ses ennemis, bien qu’on ne lui en connut pas. D’autres aimaient se vanter, raconter des fadaises dont on se moquait mine de rien, sans trop le montrer de peur de les vexer ou de rabaisser ainsi les siens, en rajoutant sur leurs exploits supposés et difficilement plausibles. Il fallait composer un personnage auquel se raccrocher et auquel on devait rester fidèle envers et contre tout. Y déroger était déchoir.

De tout ceci, Victorine parlait rarement à la maison, même dans la chaleur du "pelon"–la grande pièce à vivre-  et jamais dans le village devant des "étrangers". Mais elle n’en pensait pas moins, critiquant parfois  les pratiques d’un village où « il ne se passait pas grand-chose », à part la tradition des fêtes religieuses et des veillées, et aurait voulu plus de solidarité entre les gens, moins de méfiance dans les relations. Le père et son frère aîné Jean-Marie haussaient les épaules, hermétiques aux avis de la jeune fille qu’ils avaient tendance à ignorer.

Elle était sûre d’avoir  le gîte et le couvert, de quoi se plaignait-elle ! Ses relations avec le père s’étaient détériorées quand elle avait vertement refusé le promis qu’il voulait lui imposer. « Je ne suis pas Jeanne-Marie » s’était-elle écriée, « vous ne me traiterez pas comme une de vos vaches, ou guère mieux ». Le père ne s’en était pas encore remis. Les deux hommes craignaient par-dessus tout que le comportement inqualifiable de Victorine ne s’ébruite et qu’ils deviennent la risée du village, la famille où « les femmes portent la culotte ». Honte suprême pour eux, honte aussi pour Victorine qui passerait alors pour une forte tête, une indomptable qui certainement finira vieille fille, sort peu enviable que toutes les jeunes filles voulaient absolument éviter.

De mémoire de villageois, c’était bien la première fois qu’une fille se permettait de résister à son père, de remettre en cause son autorité. « Voilà où on en arrive avec leur Révolution, tempêtait le père, on se révolte contre son roi, on lui coupe la tête, alors pourquoi les filles ne se révolteraient-elles pas à leur tour. » La terre tournait à l’envers.

Heureusement, le père avait plus de satisfaction avec Jeanne-Marie qui venait de lui donner un petit-fils nommé Germain. Depuis, Victorine allait plus souvent voir sa sœur, malgré deux bonnes heures de marche, en profitait pour "pouponner" comme on dit, dorlotait ce petit bout de chair tout potelé qui poussait des cris perçants pour réclamer la tétée, faisait parfois des caprices pour que sa tante la dorlote et prenne sa voix la plus douce pour lui parler.

Victorine ne pensait plus vraiment au mariage depuis qu’Albert Chevessand avait quitté le village pour aller « voir le monde », se prendre lui disait-elle dans « ce miroir aux alouettes », pour s’engager dans l’armée française, d’abord jouer le pionnier en Algérie puis aller faire le coup de feu dans la guerre qui avait commencé en Crimée, si loin de la France et de la Savoie et dans laquelle s’était engagé imprudemment Napoléon III. Elle tremblait chaque fois qu’elle recevait une lettre de ces contrées inconnues qui lui semblaient si hostiles qu’elle en faisait parfois de cauchemars.

La vie continuait au pays, sans lui, sans cette mais immuable. L’attente n’était plus de même nature, naguère si douce quand elle savait qu’elle l’apercevrait en fin de journée avec son père, revenant des champs, après une journée bien remplie, par le petit chemin à la terre veinée par les fers des chars à bœufs qui la mordait par temps frais, qui passait derrière la ferme, près du jardin et du poulailler où elle passait le plus clair de son temps.


La pointe de joie du quotidien, celle que son cœur conservait et qu’elle consignait parfois dans son petit carnet intime, le soir seule dans sa chambre, c’était cette attente pimentée d’espoir, le petit geste de connivence aperçu au loin, geste esquissé pour échapper à la surveillance des autres, ce pincement au cœur qui lui faisait parfois monter le rose aux joues.

Tout ces menus plaisirs étaient désormais billevesées, rêveries d’une fille trop romantique maintenant qu’il était parti, emportant avec lui ce qui avait fait le sel de sa vie dans la grisaille de son quotidien.

Le Journal d’Albert Chevessand

Printemps 1854.
Après un court séjour en Algérie où on crapahutait toute la journée sous un soleil de plomb pour réduire les quelques poches de rebelles qui subsistaient et détalaient à notre approche, pour revenir dès notre départ, je bouclais mon paquetage, départ pour l’aventure et la Crimée. La paix impériale voulue par le Second Empire avait vite volé en éclats, pulvérisée par les rêves fumeux de Napoléon III. L’ancien carbonaro féru d’Italie s’engagea dans les campagnes improbables de Crimée et du Mexique, entamant sans gloire le moral de l’armée.  

Quand on nous réunit à Alger et que le général commandant la place, décoré de médailles comme un arbre de Noël, nous annonça d’un ton martial notre départ pour cette guerre qui allait sévir aux confins de l’Europe,  nous avons tous échangé des regards ahuris, non pas tant surpris par son discours que par ce mot inconnu qu’il avait prononcé : Crimée, mot redouté et magique qui évoquait un exotisme aussi vague Papouasie ou Yunan.

Même quand je l’eus située sur une carte, la Crimée m’avait semblé bien lointaine, si étrangère à la France et à la Savoie qui n’éprouvaient, je l’ai constaté, qu’indifférence pour ces vains combats qui leur paraissaient relever d’enjeux aléatoires que le peuple ne comprenait pas. Même ma mère Victorine, à qui j’écrivais rarement,
« Que vas donc tu faire jusque là-bas mon pauvre fils, la France n’a-t-elle pas assez de ses malheurs pour aller s’occuper de ceux des autres. Tout ça ne présage rien de bon. Fort heureusement, nous pauvre petit duché savoyard, sommes immunisés contre ces ides de grandeur et cette vanité bien française. Heureusement mon petit, heureusement. »

Ma mère passait au village pour avoir des idées originales, pas toujours bien acceptées par ses concitoyens. Mais là, elle était bien conforme à cette idée, admise par la majorité du village, qu’il valait mieux appartenir à un petit pays sans grande ambition internationale, ce qui préservait de la guerre et de ses ravages, plutôt qu’à un grand pays qui voulait toujours faire le malin et jouer les arbitres de l’Europe. « Nous, on n’a pas les moyens de jouer dans la cour des grands » martelait-elle, on a bien notre compte de malheurs sans aller les provoquer ! »  

Si je me suis engagé dans l’armée française, ce n’est pas seulement pour l’aventure, découvrir de nouvelles contrées, s’enfoncer dans l’inconnu mais surtout pour échapper à la condition séculaire qui est le lot de la paysannerie, où tout s’écoule entre l’écurie et le champ, entre l’étable et le pré. On n’emporte pas sa patrie à la semelle de ses chaussures a paraît-il dit un Français, moi, je n’ai guère emporté que des souvenirs, l’image des amis, de la famille, et l’immense espoir d’échapper à ma condition, à ce chemin tracé entre la ferme et le cimetière, un chemin qui ne devait pas faire plus de deux kilomètres et qui me serrait le cœur rien que d’y penser.   Toute une vie, plus de quatre-vingts pour mon grand-oncle Amiel par exemple, résumée en deux petits kilomètres, avec comme points d’orgue un mariage et deux ou trois fêtes mémorables.

D’heureux événements séparés par d’énormes blancs où tout ce qu’on pouvait espérer, c’est d’être préservés des calamités naturelles, des insectes ravageurs qui bouffent une récolte en quelques minutes, une gelée tardive, une grêle subite qui s’abattent sur le potager, sur le verger, qui anéantissent tout sur leur passage.
Rien d’autre.

Alors on priait pour exorciser le destin, on s’adonnait aux processions pour apaiser des deux qui ont souvent soif.

Je pensais bien naïvement à l’époque que la Révolution française représentait le modèle de l’avenir, marquant le début de la fin des vieilles monarchies européennes qui s’arrachaient des territoires et les hommes qui y vivaient à coups de guerres ravageuses.  Mon engagement fut une décision difficile qui ne fut pas du goût de tous dans mon village savoyard. Beaucoup ont critiqué ma décision de quitter la quiétude de nos belles montagnes pour aller se mettre au service de la France, au service d’autrui comme un journalier, comme un cheminot allant de village en village, et que ce fût un roi ou une république ne changeait rien à l’affaire. On était savoyards avant tout, on y tenait à ses coutumes, à sa manière de vivre,  particularités, jaloux de l’indépendance d’un petit pays qui avait réussi à la conserver malgré les désirs carnassiers des grands pays environnants.

J’ai  appris les rudiments de la lecture sous la férule du curé,  et bien m’en a pris – beaucoup au village n’y voyaient encore qu’ostentation, façon de « se vouloir supérieur aux autres »- puisque j’ai pu dévorer sa minuscule bibliothèque composée surtout de livres religieux. Certains m’ont intéressé, par exemple la vie du haut savoyard François de Sales et Jeanne de Chantal ou les Confessions de Saint Augustin, mais beaucoup, trop austères ou trop laudatifs m’ont rebuté. J’ai préféré les quelques ouvrages traitant de l’histoire locales comme ce livre d’un historien local qui m’a fait pénétrer dans l’univers de la guerre de trente ans, quel enjeu avait déjà représenté cette époque la Savoie pour les grands belligérants que furent la France de Louis XIII et la dynastie des Habsbourg.

Je me disais déjà que les petits pays n’avaient guère d’avenir dans une Europe qui se recomposait peu à peu au gré des

Engagé donc par choix dans l’armée française, trois petits tours en Algérie pour s’entendre dire du jour au lendemain « bouclage du barda, départ imminent, direction la Crimée ». Va pour la Crimée ou la lune, quand faut y’aller… à l’armée, un ordre est un ordre… Barda sur le dos, fusil à la bretelle, nous voilà, partis pour rejoindre les troupes du maréchal de Saint-Arnaud à l’entrée du Bosphore dans le port de Gallipoli dans la banlieue d’Istamboul. L’empire ottoman était déjà un ensemble branlant et donc un allié qui ne nous disait rien de bon. Accroché au bastingage, j’admirais d’un œil militaire les formidables fortifications dignes de Vauban, qui se dressaient au-dessus les eaux gris-bleu du Bosphore qui me berçaient de leur flux languide.

Par contre, les premières nuits, glaciales, furent difficiles et on se demandait comment se battre dans de telles conditions climatiques. Premiers contacts difficiles aussi avec une ville triste et sale, –je devais en voir beaucoup d’autres par la suite- beaucoup de maisons basses en bois,  misérables et bâties à la va-vite. Dans mes rares incursions en ville, je fus surpris de croiser beaucoup de grecs reconnaissables à leur accoutrement et port traditionnel du poignard. Avec quelques camarades –il était interdit de sortir seul- on se repérait à ces édicules à terrasse qui constellent le ciel, ces nombreux minarets qui forment un panorama tout à fait curieux pour moi, ainsi qu’aux ensembles posés en amphithéâtre sur les collines qui dominent la ville. Pas question en tout cas de faire des incursions en ville le soir ou de revenir au camp la nuit venue.

Que ce soit à Stamboul ou à Gallipoli, malgré les beaux cyprès en forme de fuseau, toujours beaucoup de maisons sales, mal tenues, de nombreux chiens errants sillonnant les rues et semant la peur dès le soir tombé. Par contre, il y a aussi Galata la grecque où l’on croise beaucoup de juifs et Petra la française, quartier très agréable aux boutiques luxueuses souvent tenues par des italiens. Loin de ces beaux quartiers, on est repartis en manœuvres, quittant avec regrets les rives du Bosphore parsemés de  monuments emblématiques dont certains étincellent au soleil, le Palais d’été tout de marbre blanc vêtu, la résidence de Thérapia Topkapi,

La semaine suivante, on quitta le Bosphore pour de bon, voyage harassant sous une chaleur étouffante, marquée par une calamité qui nous tomba sur le râble pendant une journée de repos dans une cuvette assez insalubre, par une nuit de tempête où plusieurs tentes s’envolèrent comme fétus de paille, arrachées de leur ancrage par un vent fou.  Trempés et crottés, on repartit sous des trombes d’eau, plus démoralisés qu’après un combat incertain, ceci d’autant plus que les hommes, malades et souffrant du manque de ravitaillement, tombaient comme des mouches. Et le pire survint dans ces conditions, malgré l’omerta du commandement : le choléra se répandait dans un vent de panique qui sapait un moral déjà faible, une marche forcée avec la peur aux tripes, une fuite en avant parce que rester sur place, tourner en rond était synonyme de mort.   

L’hôpital de campagne était en fait un camp de toile organisé en arc de cercle autour d’une vaste tente centrale alvéolée en salles d’opération, vides quand on les visita car le matériel était encore en mer paraît-il… ou quelque part dans les fourgons de l’armée, encore dans les arcanes de l’intendance. Selon le commandement, son intérêt était justement d’être mobile,  facile à démonter et à transporter. Pour le moment, il était plutôt désert, sans matériel et sans guère de personnel médical. Le temps exécrable, la maladie, les retards d’approvisionnement, tout semblait se liguer contre cette expédition, pour saper le moral des troupes.   

Il s’agissait, comme le serinait avec emphase et conviction notre capitaine, de « bouter les russes hors de Crimée », slogan qui ne disait rien de notre destination finale. Le capitaine De Labal de la Traye était très représentatif de cette noblesse d’Empire qui trustait les postes d’officiers dans l’armée, trouvant naturel que cette caste voulue par Napoléon 1er se reforme sous le Second Empire. C’était oublier que les fils ne valaient pas les pères et que la troupe n’avait pas une confiance aveugle dans ses chefs. Tour ça pour dire que cette méfiance réciproque nuisait à la cohésion de notre corps expéditionnaire.

Beaucoup d’officiers portaient de ces noms à rallongent qui marquaient leur appartenance à la caste impériale qu’on regardait comme des pistonnés souvent pleins de morgue, sans compétences avérées en matière d’art militaire. Toujours est-il que rien ne transpirait –à part nous !- des conditions à de la destination finale de cette marche forcée. On marchait, on naviguait à l’aveugle en découvrant jour après jour de nouveaux horizons et, comme disait mon ami Léon Graine, un jurassien que j’avais connu en Algérie et dont je partageais la chambrée, « on obéit, on suit le gros de la troupe… et on touche la solde. C’est le lot du soldat ».

Le 30 août 1854, embarquement sur le Jemmapes pour rejoindre l’escadre anglaise avant de nous regrouper avec des renforts turcs. Quinze jours plus tard d’une traversée apaisante sur une mer d’huile, nous arrivons du côté de Sébastopol, débarquons sans coup férir pour occuper la zone portuaire et empêcher les russes de nous renvoyer dans nos bateaux. Mais pour le moment, pas un russe à l’horizon. La campagne s’ouvre sous de bons auspices.

Le lendemain, promenade de santé le long de la côte pour sécuriser et agrandir la zone portuaire, assurant ainsi dans de bonnes conditions le transbordement du matériel, des armes et du ravitaillement. En fait, notre bon général de Saint-Arnaud voulait élargir progressivement la tête de pont en tache d’huile pour démarrer la campagne dans des bases saines. Pendant huit jours, on construisit des baraquements pour abriter l’armement, les véhicules de transport et un hôpital de campagne avec un impressionnant matériel pour recevoir les futurs  blessés évacués du front.

En plus de nous éviter de tourner en rond, de tromper l’impression que cette attente était un moyen d’évacuer nos angoisses tout en gagnant du temps sur l’inéluctable, un soulagement coupable pour conjurer la peur. On passait ainsi par tous les sentiments, si sensibles aux moindres rumeurs qui circulaient en tous sens dans ce camp qui favorisait la promiscuité. Ces travaux nous rassuraient aussi sur le sérieux d’une logistique précaire qui devait s’organiser loin de ses bases métropolitaines.
Si on avait su…

Le commandement, soucieux d’éviter tout sujet de discorde avec les caucasiens, insistait pour qu’on noue de bonnes  relations avec les populations locales qui, au début, silencieuses, nous regardaient de travers, soupçonnant à juste titre les bouleversements qu’annonçaient notre arrivée.  Ne rien comprendre à leur sabir ne favorisait pas nos relations. En fait, la plupart du temps, on s’ignorait sur fond de méfiance réciproque.

Surtout pas de vagues, pas d’arrogance, pas de vols, d’exactions, de rapines qui auraient pu nous aliéner ces gens et les transformer en ennemis, on ne se comporte pas en pays conquis (bien que quand même on était venu pour ça- et on fait profil bas. Les officiers ne perdaient pas une occasion de nous faire la leçon –genre on ne gagne pas une guerre seulement avec des armes- de nous mettre en condition en séparant les gentils locaux et les méchants russes. Toujours diviser pour régner.

 Quelle ne fut pas ma surprise de rencontrer mon ami Charles-Edmond, tout juste débarqué de sa chère petite patrie. Ainsi, le royaume de Piémont-Sardaigne s’était décidé à entrer dans ce conflit aux côtés de la coalition réunissant les Français, les Anglais et les Turcs. Oh ! pas en première ligne, plutôt des espèces de supplétifs qui s’occupaient de l’intendance, organisait les territoires occupées et apportaient de l’aide aux caucasiens. Charles-Edmond était infirmier et constituait au camp l’hôpital de l’arrière, futur plaque tournante du service sanitaire. C’était sans compter sur l’état déplorable des communications qui devait rendre très théorique cet objectif.

Le 20 septembre 1854, anniversaire de Valmy, symbole fort pour des soldats français, fut pour moi sinon un grand jour, celui de mon baptême du feu. Et quel baptême ! On distinguait à l’horizon un moutonnement de collines où s’activaient de petites fourmis industrieuses aux uniformes russes. Avec de bonnes jumelles, on pouvait constater que les russes construisaient à la hâte des fortifications précaires faites de bottes de paille, de planches  et de fagots qu’ils avaient dû réquisitionner (sans doute au grand dam des caucasiens).

Bon moral, malgré la crispation de l’attente, malgré les mauvaises conditions de vie.  Pour tromper cette attente, on jouait comme des gosses. L’ami Léon qui savait tout faire de ses grosses mains habituées au travail des champs, avait confectionné des balles avec des couches de chiffons agglutinées avec une glu de son cru et tenues avec des lanières découpées qu’on avait piquées au fourrier. Grands tournois de balle-traque, espèce de ballon-prisonnier (mot tabou) qui permettaient de se défouler et de nouer des contacts avec les autres unités.

Le 19 septembre 1854, par une belle journée ensoleillée, le commandement siffla la fin de la récréation. Le lendemain commença ce qu’on a appelé la bataille de l’Alma, du nom de la rivière qui coulait au pied de notre campement.  Celle qu’on présenta comme une grande victoire, malgré les centaines de morts qui jonchaient la colline  et de blessés dont les gémissements nous déchiraient le cœur, une hécatombe à peine inférieure à celle des Russes. Mais nous avons réussi à conquérir la colline ennemie et à « coucher sous  la tente de Menchikov », le général russe.

Le commandement plastronnait, trop heureux d’étaler ce haut fait d’armes devant nos alliés. Une victoire à la Pyrrhus qui signifiait que nos effectifs fondaient à vue d’œil malgré nos airs importants, cette façon que nous avions d’occuper fièrement  les positions des russes sur les collines alentour, de détruire leurs pauvres cahuttes.  Comme des propriétaires. Tous réunis au bord de l’Alma, nous avons eu droit à un ardent discours du général Canrobert lui-même, venu spécialement distribuer la bonne parole et quelques médailles à la cantonade, suivi d’un repas digne d’un mess d’officiers supérieurs. Des égards qui nous aidèrent un peu à enterrer nos morts et à nous regonfler le moral.

Il le fallait bien car la grogne s’étendait dans nos rangs, faite parfois de critiques ouvertes contre la déficience de l’organisation, le manque de moyens durement ressenti dans les moments les plus difficiles. Avec le recul, je pense qu’il nous fallait donner un sens au non-sens de cette boucherie, trouver des boucs-émissaires à une angoisse dévastatrice qui jetait à terre certains d’entre nous, tremblant et écumant. Les cantines, vitales pour remplir le ventre et renforcer le moral,  ces cantines qui restaient trop souvent engluées dans la boue de chemins défoncés ou bloquées sur les routes embouteillées. Dérivatifs. 

« Ils ont besoin e se défouler, c’est inévitable » plaidaient les officiers quand le menu-fretin ronchonnait  vraiment trop, traînant les pieds à la moindre occasion. Ils avaient beau augmenter les primes pour les « actions commandos, » aller « nettoyer » une tranchée apparemment évacuée par l’ennemi –comme si on pouvait nettoyer quoi que ce soit dans cet univers de boue- partir en éclaireurs pour repérer la position d’une batterie, les actions spéciales ne manquaient pas, les volontaires se faisaient rares, même avec une grosse carotte. On reprenait les mêmes récriminations, histoire de bien le leur faire entrer dans leurs petites caboches sous-offs et qu’ils les répercutent « là-haut » .Message qui devait grimper péniblement de cette échelle hiérarchique qui avait des airs de tour de Babel : « Chair à canon juste bonne à se faire canarder… sans protection d’artillerie… le courrier n’arrive pas…  la bouffe se perd en route… pas de bois pour étamper les tranchées… intendance indigne… manque de considération… mauvaise humeur sans bornes… souvent justifiée. D’ailleurs, on sentait bien que le matériel était plus choyé que les hommes.

Malgré tout ça, le climat délétère qui régnait, le choléra persistant qui fauchait subitement nos rangs et s’en allait faire un tour chez les russes comme un vent fou, tourbillonnant, la guerre qui s’enlisait, on montait à l’assaut des lignes russes sans état d’âme. La compagnie se composait de costaux, de rudes  paysans habitués aux dures conditions de la vie rurale, qui obéissaient sans rechigner aux ordres comme à la campagne on obéit aux calamités naturelles. Finalement, entre les lois de la nature et les lois de la guerre,  ils ne voyaient guère qu’une différence de point de vue ; pour eux, c’était du pareil au même, il fallait « faire avec ».  Je m’en voulais de réagir comme le troupeau, de me soumettre à cette contestation stérile qui n’empêchait pas d’obéir aveuglément. En fait, j’étais comme eux, ressentant, réagissant aux situations, sans recul.

Je compris ensuite que ce désir d’ailleurs, cet engagement dans l’armée étaient une réponse à un besoin irrépressible de liberté, un manque qui m’étouffait dans ce village refermé sur lui-même. Je n’éprouve nulle envie de me rassurer ou de me justifier mais c’est ainsi, je me projetais  un demi siècle plus tard, sans avoir vécu, j’avais simplement vieilli. Même l’amour pour Victorine n’avait pas suffi à me retenir. Jamais je ne le lui aurais avoué bien sûr, cachant mes faiblesses sous le masque de l’indifférence. Mais j’attendais ses rares lettres avec une impatience fébrile, des remords qui me faisaient douter de ce fatras de résolutions, de bonne conscience qui n’avait conduit dans cette tranchée boueuse, menacé à chaque instant d’être exterminé par un russe ou miné par le choléra.

Mais malgré tout –n’étant pas une contradiction près- ici dans cet enfer de boue et de feu, je me sentais libre dans ma tête, libre au-delà de toute contingence. En quelque sorte, la mort comme rançon, prix de la liberté. Ultime paradoxe, même dans ma tranchée pourrie de Sébastopol, soumis au feu meurtrier de l’artillerie russe,  je me sentais plus libre qu’au village, sans liens et sans comptes à rendre, détaché de la vie même,  devenu familier de la mort qui rôdait ici. L’appétit de vivre n’est jamais si fort que quand on a frôlé la mort.

La bataille fit rage toute une semaine. Après les tirs de préparation classique, ce déluge d’obus qui provoquait en fait plus de terreur que de dégâts, ces moments irréels où la terre martyrisée tremblait sous nos pieds, si bien qu’on ne savait pas si c’était un effet d‘une peur panique qui nous saisissait soudain ou le monde qui s’écroulait.  

Léon Graine lui, voyait les choses autrement. Il angoissait à l’idée de se retrouver dans un tunnel, contraint d’avancer dans ce boyau, poursuivi par une meute de prédateurs. Cauchemar récurrent qui lui bouffait ses nuits. Léon l’indispensable, sans qui je ne serais plus là, sans ses inventions géniales, son ingéniosité, ses chausses en mailles étroites tricotées de tissus qui ont évité biens des engelures et des pieds coupés, ses treillages articulés savamment ourlés d’une main sûre et précise, qui protégeaient si bien de la mitraille. Que je l’ai béni et pleuré quand il fut tué net d’un coup de mousquets à la fin du siège de Sébastopol.  

  
William Simpson : L’artillerie anglaise à Sébastopol et l’attaque de Malakoff en 1855

La vie entre parenthèses

Victorine vivait dans la peur. Depuis des mois, Albert Chevessand n’avait pas écrit ; aucun signe de vie. Elle avait beau suivre les nouvelles, tenter de grappiller des infos auprès des autorités, elle avait l’impression d’être toujours en retard sur les événements, de ne pas en saisir la réalité derrière tout ce qu’on pouvait lui raconter.

Mais jamais elle ne perdait espoir très longtemps. Malgré tout, les journées s’éternisaient, scandées par l’obsession lancinante de sa disparition, la venue tant redoutée des gendarmes, la nouvelle qui vous scie les jambes, vous laisse vidée, sans réactions. On ne s’habitue pas vraiment à cette attente sans fin, on ne se fait pas à l’idée qu’il ne reviendra peut-être pas et qu’il y aura un APRÈS.
Le plus difficile à supporter est l’absence de certitude  qui alimente la peur et les cauchemars comme si l’esprit livré à lui-même tournait en rond, centré sur ses fantasmes.

Et puis… il y eut cette lettre du 8 octobre 1855, la lettre tant désirée était bien là, incroyable, son nom dansait sur une enveloppe pleine de tampons. Elle avait besoin de la sentir entre ses doigts pour en saisir toute la réalité.

Son écriture, sa belle écriture penchée avec des fioritures aux majuscules. Elle brûlait de l’ouvrir tout en appréhendant son contenu. Lui dirait-il tout, oublierait-il sa pudeur naturelle, sa volonté de la préserver pour peut-être lui dire ce qu’elle n’avait pas envie d’entendre.

Il lui disait qu’il l’aimait bien sûr, qu’il allait bien (mais ça ne voulait rien dire), que son ami Léon Graine faisait toujours autant de trouvailles surprenantes au point qu’on l’avait surnommé le professeur Nimbus, son adjudant savoyard qui l’avait à la bonne… une douce musique trop belle pour être vraie. Jamais il ne lui dirait les vérités qui dérangent, qu’il avait été blessé, fait prisonnier pourquoi pas, maltraité, vivant dans des conditions indignes.

Une seule fois, il avait avoué son moral en berne, les pluies continuelles, la fatigue dans cette terre désolée transformée en pataugeoire, le ravitaillement aléatoire après la destruction de la cantine… une vie précaire aussi difficile à supporter que la guerre. Pas question d’aborder vraiment les opérations militaires, la censure sans doute, qu’il sentait peser sur chacun de ses mots. Le haut commandement ne plaisantait pas avec toute velléité de défaitisme et plus d’un s’était retrouvé dans les commandos qui prenaient d’énormes risques pour ravitailler les unités en première ligne ou pour "nettoyer" les zones investies ou non sécurisées.

Les images s’enchaînaient dans son esprit, des images dont elle aurait voulu se débarrasser mais revenaient en boucle, s’imprimaient et fermer les yeux n’y changeait rien. Il tentait d’y surimprimer des images d’autrefois, des images de bonheur quand il l’attendait dans leur petit jardin près de l’église, qu’elle ralentissait la pas pour arriver en retard, légère et fébrile.

Oui, l’image du bonheur. Elle ne le savait pas alors, ne se doutait pas qu’elle vivait "le meilleur morceau de leur amour". Maintenant, quand lui prenait un coup de spleen, le poids de l’absence qui se faisait sentir plus que d’habitude, le froid qui la glaçait, un picotement des yeux qui annonçait une larme qu’elle ravalait, elle allait voir sa voisine, la grosse Fernande, qui lui nettoyait la tête de son babillage léger, passant du coq à l’âne avec un naturel déconcertant.

Elle qui s’était toute sa vie occupée les mains devait maintenant s’occuper l’esprit pour éviter de ruminer de vains pensées et de se lamenter sur son sort. Alors, elle courait à  ses activités, s’occuper de la basse-cour, nettoyer les clapiers, butter les patates, éclaircir le salade ou les carottes, houer, biner, tailler… Rien de tel pour occuper l’esprit et fatiguer le corps, apaiser le sommeil, atteindre à une sérénité qui lui permettait de préserver sa vie sociale. 

Les soirs surtout lui pesaient. La fatigue ne suffisait pas forcément à peupler sa solitude. À la belle saison, elle participait à des activités communes,  fleurir la place devant la mairie, confectionner les confitures ou les coulis… L’hiver elle préférait terminer plus tard sa journée de travail et rester chez elle, cousant ou lisant dans son fauteuil, bercée par la douce chaleur se dégageant de l’âtre, le spectacle des flammes qui se projetaient en ombres chinoises sur le mur de briques qui divise la pièce.

Son seul dérivatif lui vint de sa jeune sœur Émilie qui avait été placée dans une famille bourgeoise à Aix-les-Bains comme on pratiquait couramment à l’époque. Malgré qu’elle n’habitât qu’à une journée de cheval de cette ville qui n’était pas alors la ville d’eau qu’elle deviendrait quelques décennies plus tard, elle n’avait jamais eu l’occasion de s’y rendre.  

Mon dieu, le retour au pays d’Albert lui semblait parfois tenir du miracle.
Ces derniers temps, Victorine repense souvent à sa jeunesse.

Le journal d’Albert Chevessand : suite

Cloîtrés dans des galeries comme des rats, on s’enterrait comme on pouvait, avec les moyens du bord qu’on récupérait dans les fermes et les granges détruits par la guerre.  Tout était bon pour se protéger des pilonnages russes avec des sacs de terre jetés à la hâte devant les tranchées qui prenaient parfois l’allure de casemates, des planches et des morceaux de bois piqués ici et là dans les bois, dans des maisons abandonnées. On s’abritait ainsi du froid et d’une pluie interminable dans ces baraques à demi enterrées qui donnaient à l’ensemble un air de favela.   

On était des bâtisseurs autant que des soldats pour être au sec –même si c’était très relatif, l’eau arrivant toujours à s’immiscer dans les interstices- et pour tromper les attentes interminables et cette peur du canon qui vous soulevait le cœur à chaque salve. Dans ces conditions, pas question d’écrire à Victorine pour l’affoler en lui disant crûment la vérité. Et surtout me faire plaindre, supporter sa pitié. Et puis, de toute façon, vu la désorganisation ambiante, la poste devenait de plus en plus aléatoire. 

Unité de zouaves en 1855

De son côté, Victorine écrivait peu, ou du moins peu de lettres me parvenaient, « mon cher amour » écrivait-elle toujours, de sa petite écriture un peu tremblante, des phrases laborieuses, sans doute longuement ruminées qu’elles devaient patiemment recopier, fière quand même, car c’est la fierté même, d’être une des rares femmes de la commune à posséder les rudiments de la lecture et de l’écriture. « Comme le maire et le curé » me disait-elle avec un brin d’orgueil en ajoutant « et comme toi »ajoutait-elle avec une pointe de malice.

Bien sûr, je n’ai pas tout dit à Victorine, loin de là. Mais la fine mouche comprenait beaucoup de choses en lisant entre mes lignes. Moins j’en écrivais et plus elle comblait mes vides, mes "silences assourdissants". Moins je parlais de la guerre et plus elle devait avoir peur, m’imaginer agonisant dans un cul-de-basse-fosse. Elle n’avait d’ailleurs pas besoin de détails pour faire des cauchemars et fantasmer la réalité.

Finalement, je ne savais pas trop ce qu’il fallait lui dire ou lui cacher. De toute façon, elle s’arrangeait toujours pour écrire son propre récit et tricoter son propre fil narratif. Il est vrai que sur le terrain, la situation se dégradait et je n’avais nulle envie de lui en parler. Une lettre à  sa belle n’est pas un témoignage. Terrés dans des tranchées précaires, hâtivement creusées, on entendait tonner les canons anglais qui pilonnaient sans arrêt le plateau d’Inkermann que leur infanterie finit par enlever.

On avait pris l’habitude de ces explosions d’obus qui soudain déchiraient l’air en nous vrillant les oreilles, et nous suivions avec la peur au ventre le déroulement des combats, persuadés qu’on serait envoyés en renfort si les anglais ne parvenaient pas à enfoncer le front russe. Mais le travail de sape des anglais finit par payer. Les forces russes, usées, démoralisées, saignées à blanc par les charges et les canonnades, se retirèrent enfin du plateau d’Inkerman à la faveur de la nuit.

 Belle victoire d’usure mais peu de temps après, ce fut notre tour de mettre le siège devant la tour Malakoff. De toute évidence, le siège serait long :   le terrible hiver qui sévissait, figeait le paysage et nous laissait sans forces, le moral dans les chaussettes. Personne n’avait envie de se battre et chacun cherchait par tous les moyens à se préserver des avanies du climat. À peine si les russes faisaient quelques rares sorties pour tester nos défenses et notre moral. Au moins pensais-je au début, serons-nous préservés de la boue et de la vermine qui nous avaient longtemps tourmentés. Mais ce regret fut vite gommé par le froid polaire qui nous submergea. Parfois, engoncé dans mes couches de vêtements, je tâtais mes membres, mes doigts gelés dans des gants inefficaces, mes orteils que je ne sentais plus malgré les chiffons qui les enveloppaient.
Le "général hiver" avait réussi à geler la guerre.


Prise de la tour de Malakoff par les troupes de Mac Mahon

J’avais pour l’instant, et de façon inexplicable, échappé au choléra, aux combats meurtriers de l’Alma et de Malakoff, à la boue, à la vermine et au "général hiver" encore plus terrible que le général Menchikov ou son successeur le général Gortchakov. Même le petit éclat de mortier que je reçus à la cuisse pendant la prise de Malakoff, me fut bénéfique. Alors que beaucoup de mes camarades gisaient au fond de trous infectes ou croupissaient sur leur lit de douleur, cette blessure opportune me tint éloigné du front le reste de la guerre. Juste une terrible douleur sur le moment, la peur qui soudain monte et la divine surprise d’être encore entier.
En traînant la jambe le temps nécessaire, j’étais bon pour une pension militaire !  

 Mon évacuation fut difficile. Sous le feu nourri de l’ennemi, les brancardiers avançaient avec peine, protégés par des béliers rudimentaires faits d’un palissage en bois sur lequel étaient fixées des plaques d’acier. Hisser un drapeau blanc sur le bélier n’évitait nullement d’être la cible de l’artillerie russe ni même des tireurs d’élite. Hébété, la peur au ventre, je restai couché, ma jambe blessée immobilisée, sans même penser à ramper vers une zone moins exposée.  

Je restai ainsi prostré, vaguement protégé par un cadavre, des morceaux de bois et des débris de ferraille, un temps infini. Du moins est-ce ainsi que je l’ai vécu. Après une nouvelle attaque de nos forces, le front se déplaça assez pour me préserver des tirs directs. Restait l’insupportable : ces plaintes déchirantes, ces râles lancinants qui dominaient le champ de bataille depuis que les bruits de la guerre s’étaient déplacés vers l’est. C’est à la nuit tombée qu’on me hissa enfin sur un brancard et que je fus emmené, à demi inconscient, vers l’hôpital de campagne de Simferopol.

L’hôpital, c’était la vie de cocagne, la guerre aussi diffuse que les coups sourds de la canonnade qu’on entendait au loin. Un havre de paix avec au cœur la peur de la perspective de remonter au front un jour ou un autre, ma blessure consolidée. Je vis tant de blessés, handicapés, amputés, invalides, combien plus marqués que moi. Mon dieu, comme je fus content de mon sort, comme soulagé, relativisant ma blessure.  Un peu honteux de m’en être aussi bien sorti.

Au bout d’un mois, ou me transféra dans un autre secteur hospitalier, espèce de sas où on nous ventilait selon notre aptitude à la rééducation. C’était un capharnaüm permanent, les soldats en instance de transfert arrivaient pour repartir quelques jours plus tard. Moi-même n’y suis resté qu’un mois avant de partir dans un centre de rééducation du côté de Yalta. Un véritable camp d’entraînement avec des salles de sport pour récupérer sa motricité, des bains de mer pour travailler les zones blessées.
En gros, on nous réparait avec soin pour qu’on puisse aller se faire tuer le plus rapidement possible.

Paris, pont de l'Alma, zouave et grenadier (Diébolt)

A force d’efforts physiques, de barres parallèles, de courses, d’exercices nautiques, mon muscle endommagé par l’éclat de mortier, me lâcha. Cette rechute me retint de longs mois à Yalta, peut-être parce que je rechignais désormais à forcer sur ce muscle affaibli. Pour faire cependant œuvre de bonne volonté, éviter de passer pour un tire au flanc, je pris l’habitude de donner des coups de mains à l’intendance ou en cuisine, toujours serviable, toujours claudiquant.

Depuis ma convalescence, ma cuisse gonflait régulièrement, expulsant de minuscules morceaux de fer en laissant une plaie ouverte et purulente. Je cachais mon état assez longtemps pour que ma cuisse enfle et qu’on soit obligé de l’inciser. Après plusieurs jours d’hospitalisation et un peu de repos, je reprenais mon train-train quotidien et mes exercices physiques jusqu’à la crise suivante.

Je n’ai bien sûr jamais parlé à personne de cet épisode dont je ne suis pas fier. Je l’ai confié à mon journal comme on expulse de soi un corps indésirable gardé trop longtemps sur l’estomac. Mais c’était ainsi là-bas. C’est sûrement ainsi dans toute guerre pour tenter d’abord de sauver sa peau quand il manque aux soldats un projet fédérateur, un élan qui les porte au sacrifice. Rancœurs, mauvaise volonté, révoltes larvées traversaient la troupe comme des spasmes qui éclataient ici et là sans prévenir. Elle visait d’abord les chefs militaires, leur reprochant l’impréparation de la guerre et l’indigence de l’intendance dont elle pâtissait constamment : l’absence de cantines lors des attaques, un ravitaillement aléatoire, des équipements mal adaptés au climat de la région… la liste des doléances était longue.  Elle dénonçait aussi la  coupure avec le commandement, surtout le haut commandement jugé hautain, indifférent au sort du soldat et incompétent.    

Les mutilations volontaires, même sévèrement réprimées, furent assez répandues dit-on, malgré le tabou, un secret défense de rigueur et la "grande muette" encore plus muette que d’habitude. 

Ma vie était comme "entre parenthèses", en attente d’un événement quel qu’il soit, qui allait j’en étais sûr, précipiter mon destin. Et cet événement ne tarda pas à se produire… sous forme d’un armistice qui annonçait fin des combats et rapatriement.  

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