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Frachet
23 août 2016

Les deux oncles - Les Chevessand V2

Les deux oncles – Eugène et Francis 

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   <><> SOMMAIRE
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Concerto pour deux frères  
   1- Dialogue de sourds                                  p 1-3
   2- L’ascension de Francis Menier           p 3-7
   3- La rencontre avec Germaine               p 7-12
Le drôle de jeu d’Eugène
   4- Eugène et Jeannette                                p 13-16
   5- Des raisons d'espérer                             p 16-17
   6- De fil en aiguille                                        p 17-18
   7- La réunion chez Alfred                          p 18-19
   8- L'arnac au mauscrit                                p 19-24
   9- La peau d'une autre                                p 24-25
  10- La noce de Francis et Germaine        p 26-29
Le retour de l’enfant prodigue
   11- Un retour aux sources                          p 30-32
   12- Souvenirs, souvenirs…                         p 33-34
   13- Naine au Pichet                                       p 35-37

  

Concerto pour deux frères

Dialogue de sourds

Ce pourrait être l’histoire des deux oncles de Georges Brassens, l’un aimant les "tommies" et l’autre aimant les "teutons", qu’il renvoie dans leur camp respectif en se gardant bien de les départager.

Ces oncles-là vivaient en leurs primes années dans la montagne, dans un village bâti à flanc de coteaux, dominant la vallée de la Maurienne qui subissait parfois les caprices de l’Arc, la rivière qui sinuait dans son lit, grondant au printemps de ses eaux tumultueuses, grossie de la fonte des neiges, montrant à son étiage ses graviers et ses galets, la roche lissé, mise à nu par les courants.
Une vie pastorale comme celle que connaissait une grande partie de la France d’alors.

Au début, l’Arc n’était pas encore polluée par les usines de chlore et d’aluminium qui allaient fleurir dans les vallées alpines. L’usine installée vers Épierre apporterait son lot de désagréments, diffusant par mauvais vent, ses effluves nauséabonds jusqu’aux "villages d’en haut". Le grand-père Menier humait l’air d’une moue de dégoût en disant : « hum, ça sent encore la vallée aujourd’hui, le vent va tourner, c’est la pluie pour demain. » L’expression était restée. Même à Lyon, quand Eugène disait avec la moue de son père « aujourd’hui, ça sent la vallée », il voulait simplement dire que ça puait.

Jamais sur terre il n’y eut de frères si dissemblables. Déjà à l’époque des culottes courtes, quand les caractères s’affirment, non seulement ils se querellaient pour un rien mais ils étaient rarement ensemble. Jeux différents, amis différents, idées différentes, aucune affinité qui pût les réunir et leur faire découvrir l’autre dans toute son altérité.

Ils ne pouvaient se supporter bien longtemps, Francis éructant de sa force voix qu’on prenait souvent pour une agression, Eugène répondait avec application de sa voix flûtée, répétant ses dires avant de perdre patience. Malgré tout, le désir de jouer ensemble l’emportait après la brouille rituelle. Mais quand même, Eugène était plus rancunier, parfois boudeur. Francis oubliait plus facilement.

Même si pendant les années noires de l’Occupation, cette période entre chiens et loups qui tirailla et sépara parfois amis et famille autant que l’Affaire Dreyfus, ils se virent très peu, elle fut pour eux un révélateur, une référence objet de nombreuses discussions. Témoin cet échange d’après-guerre où une journée chaude de juin les avait réunis.

- Voilà, voilà pourquoi on s’est battus, disait Eugène en guise de constat, le doigt pointé en direction de la vallée. Par temps lourd comme aujourd’hui, les remugles remontent jusqu’ici, quoi qu’on y fasse.

- Pfft, répondit Francis sans conviction, ça n’a rien à voir avec la guerre et l’occupation. Tu mélanges tout.

- Je voulais simplement dire que ce n’est pas pour voir ça qu’on s’est battus.

- Et moi, je voulais simplement dire que tout le monde ne se battait pas pour les mêmes raisons. Qu’en sais-tu, toi, le raisonneur !

En réalité, Francis s’en fichait, il revenait très rarement au village, disant pour se justifier qu’il ne voulait pas « revoir toutes ces têtes d’abrutis. » Remarque bien dans son style. En fait, il s’était querellé avec le patron du bistrot qui se trouvait être le gendre du maire du village… Vu son caractère ombrageux et emporté, il avait dû l’insulter copieusement. Eugène le soupçonnait aussi d’être jaloux qu’il ait récupéré la maison familiale qu’en plus, il louait. Circonstance aggravante.

Il n’avait jamais beaucoup eu l’esprit de famille, lui et sa manie de se brouiller avec tout le monde, mais quand même… Eugène tentait bien, avec les atermoiements et périphrases de rigueur, de le raisonner mais rien n’y fit, il lui répondait avec un geste évasif  « oh toi, avec tes idées d’intello… »
C’était parti pour un échange aigre-doux.

Toujours est-il que ce jour-là la conversation avait insensiblement glissé sur l’époque de la guerre, sujet sensible entre les deux frères.

- Je t’avais bien dit que tu serais le dindon de la farce. Tu t’es encore fait manipulé par ces foutus  politiques ! On t’a fait faire le boulot dangereux, on t’a exposé sans vergogne et voilà le résultat, s’écriait Francis. Oh, tu n’es pas le seul à t’être fait avoir, on t’appâte avec de belles idées et un petit air de Marseillaise et quand on a plus besoin de toi après la guerre, on te jette comme une vieille chaussette. On se fera toujours avoir par des gens-là Eugène, toujours !

Eugène, habitué aux saillies de son frère, ne s’en offusquait plus. Mais en l’occurrence, il ne voyait pas bien comment Francis en était arrivé à cette conclusion. Il passait comme ça du coq à l’âne, avec son esprit en escalier et ses raisonnements difficiles à suivre. 

 Justement, Eugène avait considéré l’époque de l’Occupation comme « le temps du mépris », mépris des règles fondamentales du vivre ensemble avec ces lois anti-juives, mépris de l’autre et de la vie et surtout les derniers temps, règne de la pénurie et de la peur.

Sur cette époque, Francis aussi avait sa théorie. Dans les temps troublés, il vaut mieux faire le gros dos en attendant des jours meilleurs et saisir les opportunités de la situation. Ça rejoignait d’ailleurs son crédo : s’occuper d’abord de ses affaires et vivre caché pour vivre heureux. Contrairement aux apparences, c’était un homme de principes.  

Il possédait aussi la bosse du commerce, l’intuition de ce qu’il fallait faire ou ne pas faire pour comme il disait « s’octroyer sa place au soleil ». L’une de ses expressions favorites, lui qui avait toujours chaud et fuyait les rayons du soleil. Il fallait voir son physique de lutteur de foire, comme beaucoup d’hommes de la famille, courtaud sur pattes avec des bras courts et un cou de taureau. Un gros travailleur doté d’une force peu commune. À côté de lui, Eugène avait l’air d’une mauviette.

En attendant, Francis revenait à son idée fixe qui lui permettait aussi de se dédouaner de son attentisme pendant la guerre ou plutôt du désintérêt qu’il affichait vis-à-vis de la guerre et de l’Occupation : ne se mêler de rien, suivre le troupeau qui suit l’homme fort du moment.

- Je t’avais mis en garde : pas de politique, rien à gagner sinon s’attirer des ennuis. Que veux-tu que je te dise, tu es ainsi, tu démarres au quart de tour -ah tes beaux moments d’indignation !- et vogue la galère. Si tu m’avais écouté, tu aurais un peu moins de considération et un peu plus d’argent dans ton escarcelle. Moi, à la Légion d’honneur, je préfère les espèces sonnantes et trébuchantes ! 
Ah, tu peux bien me traiter de tête de pioche !

C’était parti. Et que répondre ? Sur le fond, les événements lui avaient donné raison. Eugène ne pouvait que le constater, d’où son malaise, la difficulté de répondre à son frère. La Résistance fut très tôt reléguée dans le passé, les revanchards revinrent très vite en force, d’abord en catimini puis à visage ouvert, occupant les bonnes places, se rendant indispensables dans une France qui peinait à retrouver son souffle.

Même en Savoie où on avait tant combattu l’envahisseur et ses sbires, des résistants avaient été battus aux récentes élections municipales. On glissait peu à peu, sinon vers le pardon, en tout cas vers la réconciliation –maître mot des politiques- avec son cortège de mesures de clémence et d’amnisties.      

Ces rapides évolutions, Eugène les constataient sans les accepter, lui déplaisaient sans qu’il sût comment y répliquer et empêcher que les travers de la troisième République ne reviennent comment une résurgence, un courant incoercible.

L’ascension de Francis Menier

Francis Menier, cancre patenté ; et fier de l’être. Autant cette étiquette que l’anonymat réducteur. Rien ne lui résistait. Au bout de deux jours d’école, l’ardoise était déjà fendue. Quand il passait au tableau, la craie ne résistait guère à la pression qu’il exerçait. Et l’encre alors… « Mon dieu, s’exclamait sa mère, quelle misère. Encore un pull à repriser, encore ses vêtements pleins d’encre qu’il va falloir encore laver et relaver. »

Son cahier de devoirs, n’en parlons pas. Toujours pleins de pâtés, illisible tant il appuyait, écrasant des plumes rapidement inutilisables. Pas moyen qu’il suive un cours complet, toujours à gigoter sur sa chaise, à chercher des affaires, même quand on le plaçait au premier rang pour mieux le surveiller.

La mère, désespérée, allait voir l’instituteur, inquiète de son accueil.

- Ah madame Menier, il n’est pas fait pour l’école ce petit…
- Mais que vais-je en faire ?
- Oh, il y aura toujours du travail à la ferme ou à la mine.
- Pensez-vous, il ne supporte pas d’être commandé.
- En tout cas, il lui faudrait un travail qui lui permette de se dépenser, de trouver un exutoire à son trop plein d’énergie.
- Quel patron voudrait de lui ?
- Laissez-lui trouver sa voie : il est encore jeune…

La mère soupirait, détournait les yeux en signe d’impuissance.
Optimiste l’instit. Il n’avait aucune idée de l’évolution de l’économie et avait plutôt botté en touche… Plus simplement, il ne voulait pas désespérer ni Billancourt ni cette pauvre femme qui se faisait un sang d’encre pour son rejeton.

En montagne, les fermes ne permettaient plus vraiment de vivre, la mine c’était le passé et le ski… l’avenir.

Sous ses airs de matamore, Francis tenait aussi du gros nounours, « il avait bon fond » précisait l’instituteur qui en avait vu passer des gosses dans sa carrière, de tous acabits, et savait es évaluer bien avant la fin de l’année. Lui aussi était du pays, il avait roulé sa bosse dans bien de petits villages à classe unique où on voyait d’abord l’enfant comme une bouche à nourrir et l’école comme une concurrente qui prélevait des bras pour les travaux de la ferme.

L’instit se souvenait que lui aussi était destiné à la mine ou à la ferme mais que son vieil instituteur en blouse grise l’avait protégé, poussé, obtenu une bourse. Il avait ainsi échappé au sort commun ou à l’exil des sales boulots mal payés à Lyon ou à Paris. Alors à son tour, il aidait les plus méritants à s’extraire d’un destin tracé d’avance.
Non qu’il voulût à tout prix renvoyer l’ascenseur mais c’était dans sa nature d’enseignant humaniste d’aider les autres.

Par contre, pour Francis, c’était râpé. Et le gamin n’en voudrait pas. Il fallait surtout savoir le prendre, ne pas le braquer quand on voulait obtenir quelque chose de lui. Allez ex en pliquer ça à son père. Pour lui, les enfants devaient obéir au doigt et à l’œil. Point barre. Et Francis, dès qu’il le put, prit ses distances et quitter le domaine familial

L’instituteur réconforta sa mère comme il put. Il avait constaté, en observateur rigoureux de la vie de son groupe d’élèves, que Francis  quand il jouait au ballon prisonnier dans la cour de l’école, avec son gabarit, ses bras puissants, répugnait de fusiller le plus faibles, réservant ses coups les plus meurtriers aux plus costauds, à ses concurrents les plus redoutables.

 Il défendait son copain Jean Bon –qui croulait sous les quolibets- contre ceux qui lui manquaient de respect ; nul n’aurait osé attaquer le "Petit Jean" sans encourir les foudres de Francis. Il n’était pourtant pas, comme son frère, le genre à défendre l’opprimé mais allez savoir pourquoi ces deux là s’entendaient si bien ? Ils étaient pourtant si différents, "Petit Jean" plutôt du genre souffre douleur des plus grands, à croire que Francis ne pouvait s’entendre qu’avec des individus qui ne pouvaient lui porter ombrage. Ce n’est pas non plus qu’il veuille dominer, trop individualiste pour ça, pas assez impliqué pour mesurer son égo dans une bataille de leadership.

Toujours prêt à donner un coup de mains, il ne rechignait pas à la tâche, se levant plus tôt à la mauvaise saison pour nourrir le vieux poêle de l’école en bois et charbon qui fumait comme un volcan quand le ciel était bas. Il n’avait pas son pareil pour l’allumer en un tournemain en lui donnant juste ce qu’il fallait d’oxygène au bon moment en tournant doucement la clé qui permettait de régler le débit de l’air pénétrant dans le foyer. Le bois ne manquait pas dans la commune, bien pourvue en forêts de conifères et de châtaigniers. Du temps de sa jeunesse, chaque élève apportait encore à l’école ses bûches de bois à la mauvaise saison mais cette contribution suffisait à peine à chauffer la classe. Francis y pourvoyait largement en allant chercher du bois dans les communaux et en rapportant aussi les reliquats de charbon de bois que les quelques charbonniers encore en activité dans les forêts alentour voulaient bien lui donner.

C’est ainsi qu’il gagna ses premiers sous que lui donnait son instituteur pour l’encourager, le récompenser de ses efforts, le bois qu’il allait couper dans les communaux et les sacs de charbon de bois qu’il récupérait. Le poêle ronflait ainsi pendant tout l’hiver et tout le monde était fort aise e trouver dans la classe une douce chaleur plus propice à l’étude et de laisser au-dehors frimas, vent glacial et cette neige qui collait aux chaussures et ralentissait la marche.

C’était un temps où les enfants des hameaux les plus éloignés faisaient des kilomètres dans de rudes conditions en hiver, s’attendant devant chez Toussenot où au carrefour des quatre chemins pour aller en groupe jusqu’à l’école. Plusieurs difficultés jalonnaient le parcours, surtout en hiver quand il fallait contourner des congères, passer un ru qui grossissait soudain à la saison des pluies ou à la fonte des neiges. Encore chanceux quand ils parvenaient à le franchir, sinon il leur fallait faire un détour par un pont situé en aval.

Eugène, quand il me raconta longtemps après leur jeunesse en Maurienne, aimait s’attarder sur ces menus événements du quotidien qui, me disait-il, « forment le sel de la vie. » Pour Francis, c’était bien dans l’esprit de son frère de ressasser « toutes ces balivernes qui lui bouffaient la tête. » Je me gardais bien de tout commentaire, sachant fort bien que, quand Francis était parti sur sa lancée, il valait mieux éviter de le contredire ou plus simplement de lui couper la parole.

Longtemps après, il y revenait parfois, rebondissant sur sa dernière intervention sans que l’on sache pourquoi et parfois sans savoir à quoi il faisait allusion.

Les politiques surtout étaient dans son collimation, n’hésitant pas à déverser sa bile sur «tous ces profiteurs. »

- Qui nous a conduit à la défaite en 40, hein, qui ? Tous ces incapables, ces défaitistes munichois, l’incurie des généraux, ces ânes qui dans leur tête étaient encore en 14 et se prenaient pour Foch, n’écoutant personne et surtout pas de Gaule qui avait compris, lui, qu’on avait changé depuis longtemps. Et le foutoir des dernières années, hein, il vaut mieux ne pas en parler, ce con de Reynaud qui s’écrase devant Laval, ces enfoirés de député qui s’écrasent eux aussi en votant les pleins pouvoirs à ce vieux faune de Pétain

Tout le monde y passait. En fait, il n’en savait rien et avait simplement dû le lire dans son journal mais l’idée lui avait plu et il la répétait à l’envi.

Il était contre tout : son petit côté anarchiste. Il était aussi contre le désordre et le laxisme ambiant : son petit côté réactionnaire. Malin qui pourrait lui coller une étiquette. Pour qui ne le connaissait pas, le voyant le verbe haut, éructant et gesticulant, c’était un homme en colère, mais pas du tout, c’était un sanguin, c’était sa façon quasi normal de s’exprimer. À soixante ans, et même plus, il était toujours le même.

Dès l’automne 1940, il avait accroché dans sa petite boutique encombrée de bric-à-brac, une effigie du maréchal Pétain -malgré ce qu’il en pensait- photo officielle en tenue d’apparat et la moustache militaire. Ah, qu’eut-il été sans sa belle moustache ! Pour se justifier, il disait que « c’était pour les clients. Et puis, à l’époque, toute la France était pétainiste… sauf Eugène naturellement ! »

Pendant la guerre, les deux frères s’évitaient, conscients qu’ils avaient pris des chemins différents. Eugène militait au sous-main au syndicat du livre, œuvrant pour créer un embryon de groupe opposé à la politique pétainiste tandis que Francis, fidèle à lui-même, tentait de développer son petit commerce qui vivotait, sans se préoccuper de la situation politique. Toujours pratique, il avait obtenu, on ne sait comment -mais Eugène s’en doutait- un permis de circuler et d’équiper son vieux camion Renault d’un gazogène qui pétaradait et dont le conduit d’échappement qui dépassait la cabine, lâchait dans l’air des volutes noirâtres.

On l’entendait venir de loin, se traînant dans des rues désertes, ça roulait, brinquebalait cahin-caha. Il allait se ravitailler en Bresse où l’un de ses oncles possédait une ferme, rapportant volailles, cochonnaille et légumes de saison, le camion rempli à ras bord avançait avec peine. Il passait aussi pour être le roi de la débrouille, sur la brèche pour guetter toute opportunité. Il avait tenté d’aller se ravitailler en Savoie mais son vieux Renault supporta mal le voyage et, après une panne de durit qui le paralysa plusieurs heures, il ne s’y risqua plus. Il en revint fou de rage, les routes de montagne faisant chauffer le moteur, l’obligeaient à rouler à une vitesse d’escargot.

 « Le sens du réel, bon sang, disait-il à sa frère, tu n’as pas le sens du réel ! » Lui le possédait au point le plus haut, rêvant des rêves raisonnables, de ceux qu’on peut patiemment réaliser. Le desservaient son côté brouillon, son refus de gérer quoi que ce soit et son physique de costaud un peu frustre. Il avait d’abord goûté à la cognée et à la scie –les forêts n’étaient pas encore envahies par cet énervant bruit strident de bourdon qui vibre les tympans- travail pénible et même exténuant à la mauvaise saison. Un boulot qui lui plaisait, des collègues comme lui qui demandaient peu à la vie, être au grand air, solidaires pas seulement par obligations, un esprit de corps et des plaisirs simples, on travaillait dur et on se marrait bien. Pas assez libre à son goût car il s’était pris la tête avec son chef d’équipe qui disait de lui « ce gars-là, il est ingérable» Un jour, ils en étaient venus aux mains et il avait claqué la porte, façon de parler pour un chantier en plein air.

Je ne sais si le mot "stakhanoviste" existait déjà dans les années trente, mais il aurait pu sans conteste enlever la médaille. Toujours à contester, à remettre en cause, en apparence content de rien. D’où sa réputation de râleur, la grogne chevillée au corps. Les autres ne s’y prenaient jamais comme il faut : « Regarde celui-là, mais regarde-moi ça, toujours à tourner autour du chariot, que de pas perdus, et en plus tu gênes ! » Sa grosse voix s’enflait et résonnait sous les futaies, tonnant comme autant de reproches. On le craignait parce qu’il exigeait beaucoup des autres comme de lui-même, donnant souvent l’exemple. Mais il était toujours là pour aider ou pour payer un coup et mettre l’ambiance. Avec sa voix de stentor, quand il entonnait la chanson du petit savoyard ou quand il racontait ses blagues à deux sous, il n’avait pas son pareil pour animer les soirées.  

      
Du village de la Maurienne à la maison de la région lyonnaise

La rencontre avec Germaine

C’est au cours d’un de ces soirées qu’il vit Germaine et que son destin bascula. "Une pays" elle aussi mais de la Haute-Maurienne, de ces villages haut perchés, du côté de Termignon, quelque part entre Modane et Lanslebourg. Des villages alors souvent isolés par la neige et congères l’hiver venu. Une vie en autarcie qu’on a du mal à s’imaginer, dans ces terres rares que les ancêtres avaient patiemment dépierrées, façonnées en murets étagés pour casser la pente. Des générations s’y étaient attelées, réparant chaque année ce que la nature avait dégradé pendant l’hiver.

Mais maintenant, rien n’était plus pareil. L’évolution avait rattrapé ces communautés figées dans une ruralité dominée par l’élevage. Le monde s’était emballé, touchant même ces lieux préservés, apportant la croissance économique et ses nuisances, sans que personne ne sache ce qu’il fallait en penser. Les vieux se contentaient de hocher la tête d’un air entendu et les jeunes partaient à Chambéry, à Lyon ou à Paris, là on ils trouveraient du travail. Jusqu’à ce que le ski, « l’exploitation de l’or blanc », ne vienne de nouveau changer la donne.

Un esprit malin était venu jusque dans ces montagnes pour bouleverser l’ordre éternel et modifier des invariants qu’on pensait immuables. Germaine, même si elle ne savait pas analyser ce phénomène, sentait bien que son avenir n’était plus au pays et que le monde de stabilité qu’elle avait connu dans sa prime jeunesse, était révolu.

Aussi, lorsqu’elle dut aller "se louer" dans la vallée, ainsi disait-on du fait de proposer ses services, dans une famille bourgeoise des petites villes installées le long de l’Arc, Aiguebelle, Saint-Jean-de-Maurienne, Modane… elle se dit qu’elle partageait le sort de beaucoup de ses amies. Elle n’en était pas fâchée, ne se voyant pas passer sa vie dans son village comme sa mère et sa grand-mère. Cette perspective, devenir comme sa grand-mère dans un demi-siècle, tourner en rond dans cet univers fermé, ne la réjouissait pas vraiment et même avait tendance à l’épouvanter.

Elle devait rapidement déchanter, s’apercevoir que sa vie consistait à aller faire la "petite main" à l’usine ou la boniche chez les bourgeois. De là sa tendance à avoir une idée binaire du monde : celui des nantis, les patrons, les chefs et les bourgeois et celui des exploités, ouvriers de l’usine ou paysans de son village qui ne parvenaient plus à vivre de leur travail.

Les plus intrépides s’expatriaient, prenaient le bateau pour la grande aventure, s’en allaient tenter leur chance "aux Amériques" comme on disait alors. Le baluchon sur l’épaule et des rêves plein la tête.
Mieux en tout cas que de se faire exploiter dans son propre pays.

A peine installée dans la vallée à Saint-Jean-de-Maurienne, Germaine eut vite un sentiment de vide, l’impression de  s’être éloignée de ses racines, de ses amies, sans rien n’avoir obtenu en contrepartie. Elle s’y sentait comme étouffée, seule, sans attaches, pas à sa place. Mais le moyen de faire autrement, surtout à l’époque pour une fille qui n’avait pas même son certificat d’étude.

Mais cette coupure avec le seul monde qu’elle eut connu l’avait en quelque sorte émancipée. C’était une fille de caractère, pour ne pas dire plus, pas facile, qui n’avait pas froid aux yeux et savait e qu’elle voulait.

Et ce qu’elle voulait, ici et maintenant, elle l’avait trouvé : il s’appelait Francis. Lui, naturellement, n’avait rien vu, trop occupé à faire le beau, dominant l’assistance de sa forte voix. Instinctivement, elle avait senti qu’il était son avenir, que sans aucun doute, ils étaient faits l’un pour l’autre : ce mélange d’autorité et d’autonomie, ce même appétit de réussir, de se colleter à la vie pour la changer, d’être unis contre les autres. Le bon fond de Francis se transformait chez elle en égoïsme bien compris, encore peu perceptible en son jeune âge, sans doute jusqu’à la naissance de Jean, qui allait s’accentuer avec l’âge.  

Dans les premières années de leur union, elle n’osait encore pas trop, restant en retrait, éminence grise de son mari qui se croyait admiré, charbonnier maître chez lui. Il faisait parfois sa crise d’autorité mais ça ne durait pas ; elle temporisait et l’avait à l’usure.

Les débuts furent difficiles. Ils n’avaient aucune idée de ce qu’ils voulaient faire. Jusque là, Francis avait fait "mille métiers, mille misères", sans se fixer, sans avoir trouvé sa voie. Il était alors ainsi, ne tenant pas en place, jamais bien où il se trouvait, changeant constamment de patron, de métier, de domicile, déjà en rogne contre tous les connards de la planète. Et ça faisait du monde, un sacré monde.  À mettre dans le même panier et à flanquer au Rhône. Il faisait en quelque sorte de l’intérim sans le savoir.

Sa chance : d’abord sa force de travail mais aussi le début des années trente où le chômage n’existait pas, surtout dans le bâtiment et les chantiers. Quand il se prenait la tête avec un patron ou un chef d’équipe, prenait aussi son compte et la porte sans autre forme de procès.

Après, il fallait revenir à la maison et calmer Germaine. Il rentrait en fulminant, elle comprenait qu’il avait encore fait des siennes et qu’il allait encore rester quelques jours sans emploi. Un simple regard appuyé, les mains sur les hanches, elle criait plus fort que lui et il faisait vite profil bas, regrettant bien trop tard de s’être emporté.

Germaine au début se faisait un sang d’encre face à son inconstance, toujours bilieuse, acceptant tous les petits boulots qu’elle trouvait. Puis elle en avait pris son parti, ne le laissant jamais inactif, ce qu’il n’aurait d’ailleurs pas supporté. Entre deux emplois, il y avait toujours du bois à couper, un jardin à bêcher, un coin à défricher, un déménagement à faire… le travail ne manquait pas pour un gros bosseur comme Francis.

Je l’ai connu toujours ainsi, le verbe haut contre « ces jean-foutres de politique, incapables et compagnie… », les taxes et les impôts « pire que sous l’ancien régime », bien qu’il ne sût pas vraiment ce qu’était cet ancien régime qu’il vilipendait.  

Germaine n’était d’ailleurs pas en reste et, sur ce plan là au moins, il ne fallait pas compter sur elle pour le calmer. Elle le remontait contre son frère, « ce gauchiste toujours en train de comploter, qui fricotait sans vergogne avec les cocos », contre son cousin Gaby qui avait pris un jardin ouvrier à côté du leur à Villeurbanne et lui montait la tête avec sa boxe, qui l’accaparait alors qu’il avait bien d’autres choses à faire. Elle non plus ne pouvait rester en place, on la traiterait aujourd’hui d’hyper active.

Pourtant, Gaby l’avait fait embaucher à l’EML, l’entreprise de travaux publics où il travaillait alors. Il y était resté un an –un exploit pour lui- d’abord à la réfection des routes, un travail pat tous les temps mais moins pénible que faire le bûcheron. Il y maniait la pelle et la pioche avec une telle force qu’il en remontrait à tous, faisant des jaloux, dirigeant les manœuvres au grand dam du chef d’équipe qui fit tout pour s’en débarrasser.

 On le muta avec Gaby sur les chantiers de construction d’immeubles qui commençaient à se développer dans ce qui deviendrait après-guerre la banlieue. Gaby était bâti comme Francis, petit et râblé, un peu moins puissant, mais plus réfléchi.

Il fallait les voir tous les deux, allonger les pelletés de sable, chacun d’un côté, saupoudrer de ciment pour malaxer le mélange, rajouter de l’eau au fur et à mesure, à coups de pelle retournés pour assurer une bonne homogénéité des produits. Le mélange variait selon le type de travail, en principe tris doses de sable pour une dose de ciment mais pour les enduits ou les crépis par exemple, ils mettaient moins de sable pour avoir un mélange "plus gras", prenaient un ciment moins costaud, à la prise plus rapide.
Ensuite, comme la pâte à crêpe, on laissait reposer.
Pas trop longtemps quand même.

Pour couler une dalle, c’était plus compliqué avec le treillage en ferraille à monter et à disposer sur le plan de travail puis répartir le mélange gravillonné en le tirant à l’aide d’une griffe.

On ne connaissait pas alors le matériel qui simplifie la vie, pas de bétonnière, pas de toupie, presque tout se faisait à la main. Il fallait les voir tous les deux pelleter, brasser, le manche de la pelle bien caler sur la cuisse pour éviter les efforts inutiles, chacun à leur tour quand ils avaient bien pris le rythme, gâchant leur tonne de béton dans la journée. Ils s’arrêtaient de temps en temps pour tâter le mélange, vérifier à l’œil ou du bout des doigts son homogénéité ou sa consistance.
Il fallait les voir aussi se lancer les moellons d’un étage à l’autre sur les échafaudages, déchargeant un camion de deux tonnes en une heure.    

 Maintenant que j’y repense, il me semble que Gaby, mon père, était comme une synthèse de ses deux cousins : le physique de Francis, moins costaud mais plus véloce, le côté posé et réfléchi d’Eugène, capable d’évaluer une situation avec de foncer. Ces critères n’ont sans doute qu’une valeur relative puisque, d’un point de vue financier, c’est Francis qui a le mieux réussi. Francis avec une Germaine qui veillait au grain et savait le freiner quand il le fallait.

Après le travail, Francis accompagnait souvent Gaby à ses entraînements de boxe deux fois par semaine, au grand dam de Germaine, jalouse de ce cousin qui avait décidément trop d’ascendant sur son mari. Dans certaines corporations, les camionneurs, les fondeurs, les maçons… c’était la tradition, on faisait de la boxe comme les riches font du golf. Mon père avait réussi, sans régime mais avec une hygiène de vie rigoureuse, à rester dans les poids moyens pour devenir l’année suivante vice champion du lyonnais dans cette catégorie.

Comme à  son habitude, Francis s’était donné à fond, tête baissée dans cette nouvelle activité, un sparing-partner rétif et combatif dont rapidement plus personne ne voulait. Il n’écoutait rien et contestait tout, seul mon père parvenait à le canaliser, le seul qu’il craignît un peu. Il faut dire aussi que dans la catégorie des lourds (il n’existait pas encore de catégorie des super-lourds) on manquait de candidats et Francis trouvait peu de partenaires pour s’entraîner. Il fit pourtant ses classes, enragé à défoncer des sacs de sable qui plombaient les bras, moins doué pour le saut à la corde censé développer son jeu de jambes.

Ses  premiers combats furent faciles et il prit vite beaucoup d’assurance : trop de jeunes baraqués, champions de leur quartier, se figuraient que leur puissance suffirait, que la technique et la mobilité dont les entraîneurs leur rebattaient les oreilles, ne servaient qu’à occulter les faiblesses des moins bien pourvus.
En général, ils déchantaient rapidement.

Ses premiers combats furent expéditifs : en un round ou deux, il envoyait au tapis ses adversaires. Quelques esquives, quelques coups bien placés et le tour était joué. La puissance de son coup droit faisait merveille, autant que surprenait son uppercut du gauche.

La réussite facile de ses débuts l’entretint dans l’illusion qu’il était naturellement doué (ce qui n’était pas faux) et l’entraînement une simple façon de maintenir la forme. La suite fut un peu moins brillante mais Francis possédait d’autres qualités, la résistance, la pugnacité aussi, qui lui permettaient de laisser passer l’orage, encaisser malgré tout en usant son adversaire pour repartir de plus belle et emporter la décision. Jusque-là, il avait presque toujours vaincu avant la limite et avait tendance à se laisser aller à quelques facilités.

Il fallait le voir, plein d’orgueil, ruisselant et radieux, quand l’arbitre lui prenait le bras pour le lever bien haut, au-dessus de la tête en signe de victoire et l’offrir ainsi à une foule criant et applaudissant. Si chacun a son moment de gloire, celui de Francis était sur le ring. Il fallait le voir faire le tour du ring, les mains jointes au-dessus de la tête, sous un flot de nouveaux applaudissements, comme un champion du monde américain.

Tout le monde s’écrasait devant lui, le complimentait sur son dernier combat, sa puissance de frappe, ses manœuvres pour asticoter l’adversaire, le dérouter par sa façon de boxer. Sans le dire, Gaby était moins chaleureux, connaissant les qualités et les défauts de Francis, plus réservé sur les aptitudes de son cousin. Mon père, en boxeur accompli, savait que sa puissance ne compensait pas forcément son manque de mobilité, qu’il avait tendance à trop se découvrir quand il attaquait.

Les rares fois qu’on voyait Eugène, qui se foutait éperdument de la boxe et du sport en général, il ne manquait pas de dégoter la petite remarque ironique qui mettait son frère en rogne.

La belle aventure prit fin lors d’une manifestation organisée à Montpellier. Un combat de poids lourds était souvent moins spectaculaire qu’un combat entre poids légers ou poids moyens mais cette fois-ci, l’affiche était alléchante avec son adversaire, un noir tout en muscles venus de Paris, qui avait jusque-là gagné tous ses combats avant la limite. Mais Francis aussi possédait un beau palmarès et apparemment, la salle pour lui.

L’après-midi avait été consacré à la détente, balade dans le centre ville, parcours obligé de la place de la comédie jusqu’à l’esplanade du Peyrou, retour par le jardin botanique et vue plongeante sur les immenses arcades de la cathédrale.

Mais tout ne se passa pas comme espéré : Francis déjà marqué, décida de prendre l’initiative. Il savait qu’il avait déjà quelques points de retard après un coup au visage qui lui avait ouvert d’arcade sourcilière. Décidé, il avança sur son adversaire qui le dominait d’une petite tête, un peu lent mais qui possédait une redoutable allonge qui gênait Francis. Comme à son habitude, il cogna, lui décochant une pluie de coups qui gonflèrent la pommette droite de l’autre et lui firent très mal. Il recula pour tenir Francis à distance, mais en voulant réitérer l’opération, Francis se découvrit et reçut n terrible uppercut du gauche qui l’envoya au tapis pour un temps qui lui parut une éternité.

Mon père avait eu beau hurler « plus haut ta garde, plus haut » mais Francis ne voyait rien, n’entendait rien, il avançait vers cet homme comme un bulldozer pour le renverser et en finir avec lui mais c’est lui qui cette fois fut jeté à terre. Une fois debout, il eut beau s’ébrouer pour tenter de récupérer sa lucidité, il se sentait comme un somnambule ayant de plus en plus de mal à esquiver les coups de son adversaire.
La mort dans l’âme, son entraîneur se résolut à jeter l’éponge.

Ce fut terminé, jamais plus Francis ne remonta sur un ring. Germaine, dans une rage folle, qui lors de chaque combat tremblait pour son homme, traita l’entraîneur de bon à rien, le soigneur de charlatan, le coach d’incapable, l’arbitre de vendu (ou d’acheté, selon les témoignages), le club de marchand d’esclaves, la fédération de repère de pistonnés et le gouvernement de ramassis de fainéants. Quant à Gaby, elle n’eut pas de mots assez durs pour fustiger son entêtement à l’embarquer dans cette galère, à l’avoir fait rêver.
Seul le pape fut épargné.

On rangea les gants, on passa à autre chose et on oublia. Seul Francis y revient de temps en temps, éructant contre ces vendus de la fédération, les accusant d’avoir arrangé le combat pour que l’autre puisse disputer le titre, « tous des salauds à mettre dans le même sac… et à flanquer au Rhône » ajoutait-il en guise de conclusion.

Ils possédaient tous les deux une mémoire très sélective. Germaine avait un don pour se souvenir  de toutes les piqûres, de toutes les remarques qui lui avaient déplu, du moindre petit fait qu’elle ressassait à l’envi jusqu’à ce que Francis en ait marre et l’envoie sur les roses.

- Oui, c’est toujours la même chose avec ton frère, quand il a besoin de toi, il est tout sucre, tout miel mais maintenant…
- Encore ! Arrête de me fatiguer avec tes jérémiades, ce n’est pas en radotant que tu vas faire avancer les choses.
- Tu ne peux quand même pas dire le contraire…
- Ça suffit, ferme-la, tu me fatigues !

Elle n’insistait pas, quitte à revenir à la charge un peu plus tard. Rangeant son fiel dans sa grosse tête ronde comme un philatéliste range ses timbres poste dans ses albums.
Avec eux, les repas de famille n’étaient pas tristes.

Le drôle de jeu d’Eugène

Eugène et Jeannette

Eugène, grand et mince, à la belle chevelure ondulée qu’il garda toute sa  vie, aussi différent de son frère au physique qu’il l’était de caractère.

Sans doute s’était-il construit à travers ce frère qu’il enviait par certains côtés, sa vitalité, son art d’en imposer et d’occuper le terrain, autant il rejetait son exemple comme antinomique par rapport à l’idée qu’il se faisait de lui-même. Il aurait voulu l’impossible : s’approprie ses qualités tout en restant lui-même. La quadrature du cercle.

Il en était conscient, cherchant dès l’adolescence à s’en différencier pour mieux affirmer sa personnalité. Mais dans les années vingt, à l’époque de leur jeunesse, on ne se posait pas ce genre de problème et il dut seul les affronter. Aux coups de gueule de Francis, il répondait par des piques, des traits d’ironie qui passaient souvent par-dessus la tête de son frère qui n’avait aucun humour mais réjouissaient l’assistance quand ils étaient en famille ou avec des amis.

C’est ainsi qu’Eugène rencontra Jeannette, une de ces soirées « entre pays » où on évoque avec nostalgie son enfance, le pays savoyard, quand il fallait marcher plusieurs kilomètres par tous les temps pour faire le chemin de l’école, dans une version assez idyllique revue et corrigée par le prisme accommodant de la mémoire, dans ses méandres qui épurent le plus mauvais, tout ça dans une ambiance joyeuse et bonne enfant. Il y avait toujours un copain, un invité pour sortir l’accordéon, entamer l’une de ces chansons folkloriques que tout le monde connaissait et reprenait en chœur.

Jeannette n’était pourtant pas « une pays » mais l’amie d’une cousine du grand Bernard –l’homme à l’accordéon- venue à cette soirée un peu par hasard, en vacances pour quelques jours dans sa famille.

Selon des souvenirs –sans doute enjolivée par le romantisme de la première rencontre- ils s’étaient plus tout de suite.

- Oh, Bernard nous amène du beau monde ce soir, avait commenté l’un des invités.

Et Bernard avait présenté la douce Jeannette à toute l’assistance.

Des coups d’œil furtifs, des œillades discrètes puis plus appuyées avaient scellé une connivence avant qu’ils ne se fussent adressés la parole. La soirée s’écoula sans qu’Eugène ne se décidât à franchir le pas, ce qui ne fut pas du goût de Jeannette qui lui glissa discrètement dans la main un billet avec son adresse quand ils se séparèrent.

Au village, on ne sut rien de cette idylle jusqu’à l’année suivante quand ils annoncèrent leur décision de vivre ensemble. « Ah, vivre ensemble » s’indignèrent les parents qui redoutaient autant l’inconfort d’une telle situation, inédite pour eux, que la stupeur des gens du village, les quolibets, les jugements négatifs. La mère, qui doutait d’avoir bien compris, reformula à sa façon : « Vous voulez dire, vivre comme en étant mariés mais sans être mariés ? » la lèvre boudeuse, redoutant la réponse de son fils. Sans se démonter, Eugène li répondit : « C’est exactement ça, tu as tout compris, mère. » Elle en resta sans voix, les bras ballants, murmurant simplement : « mais… » tandis que le père en laissa de saisissement choir sa chic à terre puis frappa la table pour bien montrer sa bruyante désapprobation. « Ah, je te l’avais bien dit, hein, la mauvaise influence de la ville, "la pernicieuse"… » grogna-t-il.

Le repas se poursuivit dans un climat un peu tendu, personne n’osant relancer la conversation après cet esclandre. Seule Germaine à la langue trop bien pendue pour rester longtemps inactive, se fendit d’un commentaire sur sa rencontre avec Francis : « Eh bien nous, ce fut très différent, on peut même dire le contraire. Le Francis, il plaisantait, bien trop préoccupé à faire le drôle devant les copains pour les épater, sans un regard pour les regards de biche que je lui lançais. »
Francis, apostrophé ainsi sans prémisse, devint encore plus rouge qu’à l’ordinaire, poussant des « pfutt pfutt » d’un air surprit dans savoir quoi répliquer.

- Oh, ne dis pas non, je les entends tes « pfutt, pfutt » s’amusait-elle, il ne me voyait absolument pas, l’animal ! Et moi qui me morfondais…
- Oh moi, je chantais, je mettais l’ambiance, on s’amusait bien avec les copains et pendant ce temps, elle me draguait comme une malade.
-- Pas du tout, j’essayais en vain –et en toute discrétion- de capter ton attention mais pour toi je devais être transparente. Un comble quand on me connaît !
- Ah, ah, ah, rétorqua-t-il de sa voix tonitruante en levant les bras, vous l’entendez, vous la voyez faire la mijaurée en toute discrétion. Ah non, ce devait être une autre ! Ah, ah, il devait y avait erreur sur la personne !
- Vous parlez d’un dragueur celui-là, repartit-elle piquée au vif, il ne savait même pas embrasser, je lui ai tout appris à ce lascar !

Francis manqua s’étrangler devant un tel aplomb et préféra boire un coup.

C’en fut fini du climat sans chaleur qui régnait jusqu’alors et, dans son for intérieur, Eugène leur en sut gré d’avoir détendu l’atmosphère. Tout le monde s’amusait de leur joute, riant franchement de leur dernière saillie.

Mais Francis qui n’avait pas son pareil pour mettre les pieds dans le plat, se leva en poussant sa chaise, soudain sérieux, le verre à la main, ce qui déjà inquiéta Germaine qui le surveillait d’un œil, « Je voudrais trinquer à la santé de mon frère et surtout à son bonheur avec Jeannette » Très long discours pour Francis qui n’avait jamais tant parlé en public et qui surpris l’assistance qui ne voyait sans doute pas pourquoi il faisait référence à son frère.

Eugène, surpris, se sentit obligé de répondre quelque chose et se leva à son tour ne sachant pas ce qu’il allait pouvoir dire pur amortir le choc. Francis, le visage bien rouge d’habitude, rougit encore un peu plus et se rassit d’un air gêné. Eugène, se raclant la gorge : « Mon cher frère, nous te remercions chaleureusement Jeannette et moi-même de tes vœux de bonheur et maintenant, si vous le voulez bien, je vous invite tous à une petite promenade digestive. Père ne manquera pas de nous faire visiter ses plantations dont il est très fier et nous pourrons ensuite pousser jusqu’aux champs d’en haut. »

Sur ce, il prit la main de Jeannette et marcha vers la porte d’entrée, suivit par l’assistance, l’air plutôt penaud, finalement soulagée de son heureuse initiative.

Retour à Lyon

Après la sidération que produit sur lui la défaite du 10 mai 1940 et l’armistice signée le mois suivant, Eugène revint à Lyon reprendre son métier de relieur dans la petite échoppe au fond d’une cour de la rue du bœuf dans le quartier Saint-Jean. Le Vieux-Lyon n’était pas encore restauré, un décor pour films historiques, devenu à la mode, aux loyers exorbitants pour la moindre boutique ou le moindre appartement.

L’atelier donnait aussi sur une arrière-cour qui débouchait sur une "traboule", une espèce de coursive qui menait d’un côté sur la rue Saint-Jean et de l’autre, sur les pentes, au quartier de Fourvière.

On ne se pâmait pas encore sur les cours intérieures souvent exiguës, blotties derrière les grands immeubles en façade, qui laissaient apparaître avec parcimonie des morceaux de ciel, des volutes, des arcatures de fenêtres, d’ouvertures datant pour la plupart des XVème et XVIème siècles. Des escaliers à vis, sombres et raides, donnaient sur des travées souvent étroites qui s’étageaient sur plusieurs niveaux. Il faut croire que déjà à cette époque on manquait de place pour loger le petit peuple industrieux.

Dans l’atelier, ils étaient trois : le patron, un soyeux rarement présent, Eugène passé compagnon depuis le départ de Louis, celui avec qui une amitié était née, qui lui avait appris le métier, qui lui avait confié avec tout sa bonhomie, son savoir-faire et les petits secrets qui font la signature, la "patte" du relieur et un commis Georges Rougon, un jeune plein de bonne volonté. Il aimait regarder Eugène travailler, apparier patiemment les diverses teintes de cuir, lustrer et peaufiner les couvertures fatiguées, les cuirs défraîchis, encoller les tranches bien nettes d’une main experte. Il fallait voir comme il buvait ses gestes comme s’il voulait se les approprier, les graver dans sa mémoire. « La reliure, disait-il à Georges, est d’abord un jeu de patience. »

Devant la vétusté d’un ouvrage abîmé, il faisait la moue, poussait des soupirs, tournait autour de l’objet en l’examinant tous les angles, devant un client anxieux qui semblait d’avance s’excuser de présenter un livre dans un tel état.

- Ah, remarquait Eugène d’un œil amusé, il a beaucoup vécu. Vu son état, il a dû passer entre de nombreuses mains. 

- Vous croyez… interrogeait l’autre, toujours gêné.

- Ah, je ne pourrais pas lui rendre sa jeunesse ni même son lustre d’antan, réparer tous les outrages du temps mais je vais faire tout mon possible.

On parlait de tout et de rien, on discutait art et beaux livres, ce n’est que bien plus tard qu’on parlait argent. Il fallait aussi rassurer le client sur le sort d’un livre auquel il tenait, qui lui venait parfois de famille, d’un oncle ou d’un père aimés, d’un grand-père vénéré.

Vu  des années après, c’était un autre temps, une photo surannée d’artisans amoureux de leur métier qui transmettaient ce qu’on leur avait transmis, « métier d’art » disait-on pas seulement par flagornerie, pétri de traditions venues de pratiques médiévales, des hommes ombrageux sur la pratique du métier et le maintien de la tradition mais serviables, joviaux, qui ne perdaient jamais une occasion de s’amuser.

 Georges ne manqua pas d’en faire l’expérience dès son arrivée,  sommé d’aller chercher une "queue de rat" improbable dans tout le quartier. Naturellement, les autres échoppes du quartier étaient au courant, se renvoyant le jeune apprenti en se gaussant de sa naïveté, profitant de son inexpérience.
Les occasions de rire étaient assez peu nombreuses pour ces gens qui vivaient difficilement de leur travail. Et la guerre n’avait rien arrangé. Leur faiblesse, leurs difficultés même les obligeaient à être solidaires, à se serrer les coudes dans l’adversité.

Aussi, au début de l’Occupation, ils se firent rebelles, comploteurs, imprimant des tracts sur une petite offset planquée dans une cave d’un immeuble de la rue juiverie. La diffusion se faisait "sous le manteau", sans véritable logistique. Eugène le reconnaît volontiers : «Nos actions avaient alors un côté amateur aux effets discutables. Nous  étions mal préparés à la lutte clandestine. C’était beaucoup d’efforts et de risques pour peu de bénéfices. » Les actions de résistance ont vraiment commencé fin 1942 après l’invasion de la zone sud : « Finies les simples actions de propagande, allant commencer pour nous ce qu’on a appelé "la bataille du rail". »
En ce sens, cette invasion a constitué une rupture  dans l’évolution de la guerre en France.

Des raisons d’espérer

Les tracts se firent plus virulents, dénonçant même les « mauvais Français », les collabos à inscrire sur une liste rouge, voire les profiteurs et les filières du marché noir.

Leur "bataille du rail" à eux consistait à empêcher un maximum de trains bourrés de matériels et de ravitaillement venant du sud et de l’Italie, de remonter vers l’Allemagne« C’était un drôle de jeu, devait me concéder Georges, son ancien commis vingt ans plus tard de sa voix grinçante, un défi qu’on se lançait en le lançant à l’ennemi, un jeu dangereux de sales gosses rebelles qui s’étaient juré de couper cette fichue voie ferrée autant de fois qu’il le faudrait et de mettre l’ennemi constamment sous pression.

Cette volonté s’était scellée à cause du traumatisme éprouvé à l’invasion de la zone sud : ainsi aucune fiction ne subsistait, cette zone informe, cet État d’opérette dirigée par un maréchal sénile, ne pouvait plus faire illusion à quiconque. La France non plus d’ailleurs puisque son Empire colonial partait en lambeaux et sa flotte, son dernier fleuron militaire, venait de disparaître, de se saborder lamentablement dans la rade de Toulon.

Jusqu’à ce jour fatidique de l’invasion de la zone sud où le "double jeu" semblait pour certains une alternative jouable sinon un gage d’adoubement, les relations entre résistants et collabos dans une France apathique et sans perspectives qui allaient de crises en accalmies, s’apparentait à une guerre larvée, fatidique à de nombreux résistants.

Selon Eugène, le traumatisme de l’invasion clarifia les choses. « Nos rangs éclaircis par les rafles et les dénonciations, s’étoffèrent à nouveau. Ce n’était pas encore l’appel d’air du STO mais cette tendance nous soulagea et nous remonta le moral. Un moral plutôt en berne même après l’opération Torch en Afrique du Nord qui nous laissait le goût amer d’une victoire des Alliés remportée contre la France d’outre-mer. »

En tout cas, oublié l’épisode tragique de Mers-el-Kébir et la méfiance vis-à-vis des Anglais, les Français regardaient désormais la Résistance avec bienveillance. « On aurai dit, me confia Eugène, que le pays s’apprêtait enfin à choisir, que beaucoup de gens étaient prêts à opter pour un camp. Enfin, oh enfin les choses étaient clarifiées, plus de tièdes, plus de double jeu. » Oui, il ne restait qu’à passer à une nouvelle phase, celle d’un drôle de jeu tragique. L’énorme "ventre mou" des neutres, des "je m’enfoutistes" et des profiteurs, « le parti du ravitaillement » comme les appelait Eugène, fondait comme une peau de chagrin.

« Plus de bienveillance, moins de réticences, me disait Eugène d’un œil gourmand, nous n’étions plus les brebis galeuses du pays, une bande de terroristes à la solde des Alliés ; d’une certaine façon, à partir de ce moment, nous fûmes reconnus comme force montante et non plus simplement menu fretin sans foi ni loi. »

Après les années difficiles, venaient maintenant les années de cendre, plus dangereuses mais aussi plus exaltantes, celles qui nous offraient perspectives et espoir.

De fil en aiguille

De fil en aiguille, d’expérience en expérience, Eugène était devenu expert en "faux en écriture", en signatures et autres tampons. Il avait toujours eu ce qu’on appelle un bon coup de crayon. Ses premiers cahiers d’écolier étaient constellés de charmants petits dessins réalisés au crayon à papier. Des crayons de toutes sortes, à pointe dure, à pointe grasse, qu’il taille avec soin jusqu’à obtenir une pointe si fine qu’elle piquait le doigt quand on l’appuyait légèrement sur la peau. 

Le premier timbre-poste qu’il vit l’avait fasciné : un petit format représentant une semeuse d’un bleu azur sur fond ligné. Une extrême minutie du dessin en si peu de place, un rendu tout en finesse, tout en nuances, selon le procédé utilisé, en camé ou en taille douce. Coup de foudre pour une miniature au  tracé si fin. Dès lors, ses cahiers furent égayés de petites vignettes qu’il efforçait de reproduire en variant les sujets. Dommage qu’ils aient tous disparus, qu’il ne reste nulle trace de ses essais picturaux assez mal vus de ses instituteurs. Tout y passait : les objets à portée de son regard, des "bulles d’humeur" avec un soleil un nuage… et même la tête du maître. Il amusait la classe avec ses dessins en forme de clin d’œil.

Il amusait beaucoup moins les Allemands et les autorités de Vichy submergés par les faux papiers qu’il confectionnait avec un soin pointilleux et l’habileté du graveur, une aptitude à contrefaire les écritures les plus difficiles, les plus spécifiques.

Les Allemands avaient beau réagir, interroger, faire donné leurs informateurs, sillonner les quartiers du Vieux-Lyon à la recherche de ce fameux faussaire et de ses complices qui leur causaient bien du souci, ce fut peine perdue. Il faut dire qu’à cette période, plusieurs groupes de résistance avaient été démantelés, le sien aussi avait souffert mais ce coût porté à la Résistance avait rendu plus difficile la riposte des Allemands.

De plus, celui qu’on appelait le réseau LYRE pour Lyon-Résistance-Édition auquel Eugène appartenait, regroupant des compagnons de l’édition qui se connaissaient bien, un réseau fermé et structuré en petites unités autonomes. Un système prévu justement pour contrecarrer les arrestations en cascades des réseaux hiérarchisés. Ce qu’Eugène appelait un "réseau bulle".

Cette stratégie avait fonctionné et même si LYRE avait payé son tribu à la répression qui s’était abattu sur la Résistance lyonnaise, il avait survécu malgré tout et, après avoir laissé passer l’orage pendant presque un  mois, avait repris ses activités.

Sous des dehors de poète un peu dépassé, Eugène avait un fond de réalisme qui faisait qu’il était en phase avec la société et confortait son engagement. Dans l’action quotidienne, il prenait les précautions que nécessitait son rôle de Résistant et tentait d’évaluer les  risques des actions qu’il engageait avec ses amis. Un poète méfiant et ancré dans la réalité.

La réunion chez Alfred

Un matin, vers les coups de onze heures, Eugène se rend chez Alfred, un compagnon relieur comme lui, pour lui remettre des faux papiers et des autorisations de circuler et faire le point avec les deux autres membres convoqués.
La routine en somme. L’action clandestine a aussi des aspects administratifs et routiniers.

Ce n’était pas très loin de chez lui, un petit quart d’heure à pieds, le temps de traverser le pont La Feuillée sur la Saône et de remonter dans le lacis de ruelles qui strient la montée vers le plateau de La Croix-Rousse. Après la traversée de la place des Terreaux, il fait un détour, histoire de s’assurer qu’il n’est pas suivi et fait le tour de l’îlot où se trouve l’immeuble où Alfred réside. Il revient ensuite vers la rue Lemot, jette un œil en direction de la fenêtre de l’appartement d’Alfred mais, mauvaise surprise, le pot de fleurs sur le rebord de la fenêtre, qui donne le feu vert, est absent. Ou Alfred a oublié de la sortir, ce qui de sa part serait étonnant, ou ça signifie danger. Dans le premier cas, il aura droit à une bonne engueulade, dans le second cas, gros problème, il ose à peine y penser. 

Il décide qu’il est urgent d’attendre. Attendre, mais où ?
D’un pas assuré, il se dirige vers l’immeuble d’en face et grimpe au deuxième étage où il peut surveiller l’immeuble d’Alfred en enfilade et une grande partie de la rue.

Bien lui en prit car, au bout d’à peine trois minutes de faction, arrive dans la rue Julien Mouret le commis d’Alfred venu au rendez-vous lui aussi et qui va se jeter dans la souricière. Eugène dévale l’escalier, intercepte Julien et l’entraîne à l’intérieur de l’immeuble. En face, rien n’a bougé, toujours pas de pot de fleurs et Alfred est toujours invisible. Il devrait pourtant être inquiet que personne ne soit encore arrivé au rendez-vous et pointe son nez par la fenêtre.
Tout est calme. Trop calme.

Justement, Eugène n’aime pas ce calme. Il demande à Julien, encore tout blême de ses émotions, de reprendre courage. 

- Tu sais, dit-il à Julien, je comprends ton trouble mais il faut absolument te ressaisir et mettre en urgence le réseau sous alerte rouge. Vas faire passer la consigne. Plus personne ne bouge. Plus de connexions, plus aucun contact. Question de survie.

Julien, qui a repris des couleurs et recouvré ses esprits, hoche gravement la tête en signe d’assentiment.

- Tu sors de l’immeuble normalement, tu prends à droite sans t’occuper de l’immeuble d’Alfred.
Julien remonte alors le col de son pardessus, serre très fort la main d’Eugène et disparaît dans l’escalier.

Eugène se posta de nouveau devant la fenêtre et reprit le guet. Rapidement, il repéra un type planté devant l’immeuble d’Alfred qui fumait nerveusement, semblant attendre quelqu’un. Dans un crissement de pneus, une traction avant s’arrêta un bref instant pour que le type puisse s’y engouffrer. Il sembla bien à Eugène qu’une silhouette était passée devant la fenêtre d’Alfred.

Dès lors, pour Eugène les choses étaient claires : Alfred avait été arrêté ou au mieux était en cavale et son appartement servait de souricière. Il quitta l’immeuble comme Julien, prenant la première rue à sa droite pour lancer un plan d’urgence : brûler ou mettre en lieu sûr les pièces compromettantes, bref faire le ménage, couper les liens et reconfigurer le réseau. 

L’alerte avait été chaude mais les dégâts limités à l’arrestation d’Alfred et de ses deux coéquipiers. Vertu du cloisonnement. Autre conséquence : le réseau devait faire le gros dos et ne serait plus opérationnel avant quelques semaines. Mais Eugène allait bientôt se trouver engagé dans une autre aventure qui s’accordait très bien à sa nature.

L’arnac au manuscrit

Les Allemands entretenaient une étrange relation à l’art, surtout aux œuvres picturales : tentés par l’autodafé pour les œuvres modernes "dégénérées", en gros tout le 20ème siècle à jeter à la poubelle ou au contraire saisis d’une rage de possession, espèce de syndrome du collectionneur accentué par leur mégalo et le sentiment de puissance depuis leur victoire militaire. Les Français jouaient à cache-cache avec les Allemands chargés de la razzia et planquaient tout ce qu’ils pouvaient au nez à la barbe d’Allemands frustrés et furieux.

Ils en voulaient des belles œuvres, alors pourquoi ne pas leur refiler du faux au prix du vrai ? Idée insensée en des temps eux-mêmes insensés. Des tableaux : trop compliqués pour eux, pas vraiment dans leur culture. Par contre, profiter des compétences des compagnons relieurs, de leurs relations pour se procurer des papiers vieillis ou des encres spéciales, leur paraissait plus dans leurs cordes. « Faut être crédibles pour au moins faire illusion » ne cessait de répéter Robert Belleville, "un pays" initiateur du projet, sans doute pour mieux s’en convaincre lui-même.

Mon oncle aimait bien me raconter ce genre d’anecdotes en y mettant le ton, prenant son temps pour ménager ses effets, « l’authenticité est dans les détails, c’est là que tout se joue » me confiait-il d’un air inspiré. « La moindre imprécision, un trait trop prononcé, invraisemblable et le doute s’installe, me semble-t-il. Il faut être comme moi un perfectionniste impénitent pour vouloir retranscrire le réel. »

Eugène, promu pour l’occasion expert en "faux et usage de faux" du groupe réuni sous la férule de Robert à l’œil terrible de censeur, devant qui tous tremblaient quand il jugeait le travail réalisé. Eugène capable, disait Robert un rien flagorneur, sous le regard approbateur des autres, de ciseler des tampons d’une finesse digne d’une dentelle de Calais. Ainsi il était tout désigné pour participer à cette aventure qui demandait un sacré culot et même une bonne dose d’inconscience. Et puis, ils ne l’auraient jamais reconnu, mais ça les excitait tant cette perspective de faire un bras d’honneur à tous ces excités du pinceau et de la plume !

Le truc d’Eugène, c’est plutôt la calligraphie, il se voyait comme un moine copiste de l’époque médiévale qui recopie avec un soin méticuleux, non la Bible, le groupe ne comptait guère de croyants, bien trop occupé à croire d’abord en lui-même, mais de ces œuvres d’érudits qui n’intéressent que quelques spécialistes, un savant traité de théologie La pensée de Saint-Augustin dans le bas empire romain de l’abbé Corbière et Chronique de la vie quotidienne dans le Lyonnais de la Renaissance

Sans dorures et sans lettrines mais sur un papier facile à travailler légèrement glacé et vieilli à la cendre. Aventure excitante mais aussi dérivatif après les trois arrestations et le stress des perquisitions. Eugène était retourné au silence de son atelier et s’exerçait avec un plaisir jubilatoire, aux volutes des courbes, aux pleins et déliés de plumes parfois rétives, subtiles techniques qui conditionnaient l’authenticité de document.

Ils prenaient des mines de conspirateurs pour se réunir et peaufiner le projet. Pour appâter les excités de la kommandantur qui répertoriaient et ratissaient le moindre nanar dans la région, ils avaient fait simple et efficace : une lettre de dénonciation ciblant un appartement vide d’une famille juive qu’ils avaient aidé à passer en Suisse. Bien sûr, la perquisition ne donnerait rien, pas d’ouvrages intéressants dans une bibliothèque déjà délestée de ces plus beaux fleurons… ne restait plus qu’à les mettre sur la piste d’œuvres très alléchantes.

C’est ainsi que Robert Belleville et Eugène se retrouvèrent ainsi devant deux sbires à chapeau et imperméables (à croire qu’ils avaient mis la main sur un stock d’imperméables identiques) qui avaient vraiment l’air de ce qu’ils étaient.

- Monsieur Belleville, n’est-ce pas ?

Sans attendre, le grand maigre au visage inexpressif, enchaîne.

- Nous avons eu… vos coordonnées par … un intermédiaire. Il semble que vous soyez en possession d’ouvrages d’un intérêt historique certain.

" Un intérêt certain" … tu parles. Eugène goûtait tout le sel de la formule ;

- En effet monsieur… d’un intérêt inédit pour l’époque et surtout d’une fraîcheur incroyable et d’une facture remarquable. Et je rajouterais même d’un intérêt philologique considérable.

  Manifestement, le quidam n’avait aucune idée de ce que voulait dire Eugène. Pour se donner une contenance, il tenta un sourire.

- Je suppose que vous avez les protections qui conviennent à ce genre de transaction.

Probablement, par cette remarque générale, voulait-il lui signifier qu’il savait et qu’il ne fallait pas essayer de lui en remontrer. Un avantage psychologique pour commencer dans de bonnes conditions. Mais un peu téléphoné tout de même pour impressionner Robert et Eugène.

- Vous supposez bien monsieur, on a fait ce qu’il fallait avec qui il fallait, répondit Eugène avec des airs de conspirateur.

C’était dit. Que son interlocuteur pense ce qu’il veut de cette langue de bois. « On ne pouvait être plus évasif » commenta Eugène avec ce petit rire enfantin qui n’appartenait qu’à lui. « Propos si improbable que ça ne pouvait traduire que la réalité. Ah, sous des dehors sereins, quelle trouille on avait Robert et moi à jouer ce jeu dangereux. »

« Un jeu à enjeu » disait Eugène en souriant, content de sa formule. Un jeu qui devait leur permettre d’en imposer à leurs ennemis, leur prouver que la Résistance était là, bien présente, prête à agir et qu’il fallait compter avec elle.
Une stratégie de pression constante qu’Eugène aidera à appliquer pendant "les années de cendre" pour sanctuariser les zones contrôlées par la Résistance. Une répartition s’était peu à  peu instaurée : aux Allemands la vallée de la Maurienne, d’Aiton à Modane, à la Résistance la montagne avec ses villages.

En période de tension, l’occupant lançait quelques raids meurtriers pour marquer sa présence et frapper les esprits, semant parfois pendant quelques jours ou quelques semaines la désolation dans un village puis se retirant sur la vallée, se repliant sur ses bases-arrières d’Alberville et de Chambéry.
L’équilibre de la guerre en quelque sorte.

Mais à Lyon en 1942, le réseau en sommeil depuis l’arrestation d’Alfred et les rafles qui suivirent, Robert Belleville et Eugène tentaient de financer le réseau LYRE en comptant sur la soif inextinguible de l’occupant pour les œuvres d’art.

Les deux collabos qui les avaient contactés roulaient sans doute pour von Reiter, détaché à Lyon pour, par tous les moyens, approvisionner Berlin en œuvres d’art. Pas sûr à la réflexion car ça grenouillait sec à la Kommandantur où on ne savait pas trop qui faisait quoi, surtout avec cette manie allemande de confier la même mission à plusieurs groupes, ce qui créait souvent de sacrés imbroglios et de solides rancunes.

Ils en eurent confirmation quelques jours plus tard quand le second couteau de leur entrevue reprit contact avec eux pour son propre compte ou d’un autre commanditaire. Une aubaine. Il fallait faire vite pour devancer des contrôles approfondis qui auraient vite éventé l’escroquerie. La concurrence entre leurs services les servit au-delà de leurs espérances. N’empêche, avec ce genre de types, ils se méfiaient bien sûr, ils se méfiaient de tout, du lieu de l’échange, du paiement de la transaction…
Aussi prirent-ils un maximum de précautions.

Première phase : paiement en liquide d’une avance contre remise d’un spécimen. Eugène examina les billets sous tous les angles pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas de contrefaçons, tandis qu’eux de leur côté durent en faire autant, même s’il était plus aléatoire de travailler sur un spécimen. 

Les tractations sur les modalités s’éternisaient, butant pour savoir où et dans quelles conditions  aurait lieu le dernier échange. Chacun se méfiait, cherchant à assurer ses arrières pour ne pas se faire berner. Finalement, l’entrevue fut fixée dans le Vieux-Lyon sur la place du Change à une heure de bonne affluence pour empêcher toute velléité d’intervention.

Lourde atmosphère de roman policier. Robert et Eugène arrivent en avance avec le précieux manuscrit serré dans un vieux cartable. Georges Rougon et Jean-Yves Macquart leurs deux commis, surveillent la place et ses environs, prêts à intervenir. Avec leurs fusils, ils tiennent la place en enfilade, bien planqués en haut des deux immeubles d’angle qui donnent accès à des traboules qui permettent de fuir rapidement.

Le rez-de-chaussée donne accès à une petite cour intérieure d’où partent trois traboules qui permettent de rejoindre la Saône, le quartier Saint-Paul du côté nord ou de déboucher sur la rue Saint-Jean. En cas de danger, ils devraient en urgence rejoindre la massive porte de l’immeuble restée très légèrement ouverte pour l’occasion. Mais en pleine journée, avec le monde qui vaque à ses occupations, ses va-et-vient sur la place, le risque serait minime.

Malgré la tension et la peur qui régnaient, le cartable et la valise changèrent rapidement de mains. Le spectacle aurait même été comique dans un autre contexte, de voir Eugène tâter le papier-monnaie, le mirer, sortir une loupe de sa poche pour mieux scruter l’impression et le filigrane du papier. Et son vis-à-vis, un expert en analyse de documents, faire de même avec un air inspiré de conspirateur. 

Brusquement, quand l’expert fit un signe approbateur, le chef lança un ordre et donna le signal du retrait, toujours protégé par ses deux gardes du corps. Robert et Eugène, pris au dépourvu par ce départ subit, reculèrent de quelques pas vers le fond de la place, soucieux d’éventuels tireurs planqués dans les immeubles côté Saône
Rien ne se passa. Ils étaient sans doute considérés comme menu fretin pour qu’on prît des risques à les poursuivre.

On fêta l’événement comme il se doit. Au repas, plus de rutabaga, plus de topinambours, Francis fit ce qu’il fallait au marché noir. Pour une fois, même s’il ne cautionnait pas son engagement, il était fier de son frère. Ce qui ne l’empêcha pas pendant le repas de démolir Pétain et ses sbires, ces vendus aux fascistes, les Alliés des assassins qui écrasaient le pays sous les bombes, ces sales occupants d’Allemands qui n’avaient rien à faire ici, la Milice et la Résistance qui passaient leur temps à s’entretuer. « Tous à mettre dans le même sac et à jeter au Rhône » martela-t-il en conclusion. Heureusement, Eugène avait averti ses amis qu’il ne fallait pas trop prendre au sérieux les débordements verbaux de son frère.

Francis était ainsi, toujours à critiquer son frère mais prêt à le défendre envers et contre tout, se réservant quand même le droit de l’engueuler. Ainsi après le repas, « Ouais, tu t’es encore mis dans de sales draps avec ta manie de tout contester. Qu’est-ce que t’en as à foutre de tout ça, Pétain et De  Gaulle paraît-il qu’ils se connaissent très bien… bah, tu le sais, les politiciens ils s’entendront encore sur notre dos, tu verras. Et toi, tu seras comme d’habitude le dindon de la farce. Pauvre naïf ! Tête de bourrique ! »

Il pouvait parler le Francis, question tête de bourrique, c’était un expert.

Eugène connaissait la chanson et éviter autant que possible de s’engager dans une discussion oiseuse et sans fin où, de toute façon, Francis s’arrangeait pour avoir le dernier mot. Et pour cela, il pouvait être d’une mauvaise foi absolue.
La suite allait d’une certaine manière lui donner raison.

Le beau manuscrit original, soumis sans doute à des experts plus compétents, ne fit pas illusion bien longtemps. Le grand maigre à l’imper reprit contact par l’intermédiaire du Progrès de Lyon pour leur proposer à mots couverts une nouvelle tractation. Le piège aurait dû se refermer sur eux comme les mâchoires d’un étau.

Mais c’était compter sans le double jeu que jouaient encore certains Français dans tous les rouages de l’État, préfectures, services centraux, préfectures de police et même la Kommandantur.

Au-delà de moyens classiques pour manipuler l’ennemi, il régnait dans ce monde interlope d’interface avec les Allemands une certaine porosité propice à toutes les combines et tous les arrangements. Une information anonyme leur parvint par l’une de leurs boîtes-aux-lettres, sous forme d’une mise en garde assez explicite. En clair, ils étaient en grand danger. Aussitôt Robert Belleville appliqua le plan Rouge et ordonna le décrochage.

Ils brûlèrent tous les documents sensibles, cassèrent les codes de liaison et les connexions du réseau,  démantelant ainsi l’ensemble et sacrifiant leur enfant à la sécurité des hommes. Robert Belleville partit sous d’autres lieux constituer un nouveau réseau, les plus jeunes rejoignirent le Maquis et Eugène préféra regagner sa chère Maurienne pour se mettre au vert quelque temps.

Il tournait cette page avec le regret de laisser derrière lui des amis, ses amis lyonnais qui allaient tant lui manquer, ses amis du combat pour la liberté avec qui il avait partagé l’exaltation des missions et la peur quotidienne, avec un pincement au cœur, mais il savait que la vie est ainsi, qu’elle vous oblige à tourner des pages pour avancer, en creusant chaque fois une petite ride et en déposant un peu d’argent dans les cheveux.

La peau d’un autre…

Dans cette opération, plus que dans d’autres combats de la Résistance, c’était un peu comme un jeu d’acteurs, cette impression de se dédoubler, d’entrer dans la peau d’un autre personnage.
La peau d’un autre… situation irréelle où l’espoir côtoyait le cauchemar, où la lucidité prend un goût amer. Dans le quotidien, pour ses proches il était Eugène le relieur et dans le combat, il était Bizot le résistant. Les deux images ne se superposaient pas forcément. Finalement, c’était mieux ainsi, chacun gardait sa liberté, le bras droit ne devait pas savoir ce que faisait le bras gauche, il fallait donner le change.

- Vas expliquer ça à Francis, me disait-il  toujours avec le même rire qui lui secouait légèrement la poitrine. Tout d’un bloc mon frère,  il est tout d’un bloc, taillé dans la masse. Il est vrai que Francis ne s’embarrassait pas de questions existentielles.

- Lui, je ne l’ai jamais vu dans la peau d’un résistant. Changer de défroque le temps d’une opération,  ruser, dissimuler, esquiver pour mieux rebondir, bien incapable de calculer. En matière de calcul, il ne sait faire que des additions. Ah, ah, dans son genre, c’est un pur.

Eugène exagérait. Francis savait aussi ce que parler veut dire, sans faux-semblant, un homme de tractation comme à l’époque où son père à la foire jaugeait les bêtes et les hommes et d’un simple top de la main, achetait et vendait. Une mentalité d’homme de la terre, de maquignon, déclinée en homme de la ville. Une promotion pour lui. De là son refus de revenir au village –même pour les vacances- de se replacer dans le giron familial.
Un refus en forme de rejet.

Eugène a longtemps fait la navette entre Lyon et son village de Saint-Georges en Savoie, sans doute le besoin de se "ressourcer" comme on dira plus tard, puis rupture quelques années après la fin de la guerre comme si la Résistance, la dramatique guerrière qu’il avait connue en Savoie, avait brisé les liens avec son village natal.

Quand, bien plus tard, je lui ai posé la question, il a hoché la tête et resté silencieux un bon moment.

- Si tant est qu’on puisse y répondre vraiment mais a posteriori, c’est bien sûr beaucoup plus facile. Enfin… Quand j’y suis retourné au début des années cinquante pour le mariage d’une petite nièce, je n’ai rien reconnu. On appelle ça paraît-il l’évolution. Comme si pendant tout ce temps j’avais fait du sur-place…

 De fait, la guerre avait tout remodelé. Les paysages autant que les esprits. Et cette fois définitivement. Eugène ne s’y retrouvait pas dans cette nouvelle configuration. Sur l’Arc, les usines polluaient la vallée, imposant leur modèle de vie au nom de l’emploi, de l’économie. « Ça puait parfois jusque chez nous, selon le sens du vent, l’odeur s’insinuait dans tous les recoins de nos montagnes » se plaignait Eugène. Puis les montagnes se sont striées de remonte-pentes, de télé cabines au rythme de la disparition des fermes. Puis cette foutue autoroute filant vers l’Italie a défiguré la Maurienne. Tableau complet. Il fallait bien sacrifier la vallée à l’or blanc.

« J’ai suivi de loin cette évolution qui faisait de nos montagnes des usines à ski. L’usine, j’avais donné dans ma jeunesse. Je connaissais. Merci beaucoup. » Mon oncle, contrairement à son habitude, s’agitait en abordant cette période de sa vie. « J’ai suivi de loin la dictature de l’économie, la naissance de "l’homo economicus", terme barbare pour un siècle barbare –je suis bien placé pour le savoir- un système global, tentaculaire, qui finira par rattraper nos pauvres ateliers de reliure. »

Ainsi pour Eugène, on lui avait volé sa jeunesse, comme fondue dans le développement du tourisme, on avait englouti l’esprit de la Résistant dans l’effacement de l’esprit communautaire.

Eugène aimait bien raconter mais très peu se raconter. Ses confidences sur sa relation à ses racines étaient exceptionnelles. Aussi les écoutais-je avec une attention soutenue. Comme souvent quand il réfléchissait, il se tenait le menton, le regard perdu dans le vague ; repris par lui-même comme si je n’étais pas là. J’attendais alors, impatient qu’il reprenne la parole.   

- L’argent, ah l’argent, le nerf de la guerre. Les Alliés, aussi bien Anglais qu’Américains, ne faisaient guère confiance en ces francs-tireurs autonomes et indisciplinés qui n’étaient même pas fichus de  s’entendre entre eux. (ce qui n’était pas faux) Ils se répartissaient en de nombreux groupes et groupuscules soupçonnés d’être dominés pour certains, par les communistes. (ce qui n’était pas faux non plus) Aussi les largages d’armes et de matériels dont on était tributaires, nous arrivaient avec parcimonie.

Lors des réquisitions, on distribuait bien des bons remboursables après la guerre, mais les paysans étaient très réticents, surtout au début, et cédaient à contre cœur. Il faut bien reconnaître que, même si la situation s’est améliorée vers la fin de la guerre, on a cruellement manqué de moyens.

Ah l’argent, poursuivait Eugène, son manque nous a coûté beaucoup de souffrances, un sentiment d’efforts inutiles, parfois même d’inanité des sacrifices qui pesait sur le moral des troupes.

Je ne sais plus qui a écrit que « c’était donc ça le secret de l’argent : sentir assez d’espace pour se permettre des mouvements d’âme. » Ils n’en étaient pas là mais a contrario, leurs mouvements d’âme à eux tenaient de l’impuissance et de la culpabilité vis-à-vis des disparus.

Ces images aussi ont dû peser dans sa décision  de ne plus revenir au village pendant une vingtaine d’années.
Et je ne savais pas tout.

La noce de Francis et de Germaine

Si les deux frères étaient si différents, et même à l’opposé l’un de l’autre, leur femme était à leur image. C’était comme une espèce de mimétisme, une osmose qui se dégageait de leur couple, une connivence des gestes, une identité dans l’apparence même, qui frappait au premier regard.

Jeannette avait d’Eugène une longue silhouette élancée, encore allongée par la minceur de son corps, et ce doux regard qui l’avait fait craquer. La guerre avait précipité leur union, mariage à la sauvette pour donner des droits à Jeannette en cas de pépin. La vie d’un Résistant ne tenait qu’à un fil, ne valait pas plus qu’une vie pendant la Terreur révolutionnaire.  

Un petit tour par la mairie, un bon repas en ces temps de pénurie (Francis n’y fut pas pour rien) entre copains de la profession, Alfred, Robert et sa compagne, leurs apprentis et Francis sur qui on comptait aussi pour mettre l’ambiance. Pas d’église dans ce milieu assez anticlérical. Jeannette n’y aurait pas été opposée par respect des conventions, de la famille, mais pas seulement. Pour avoir « un beau mariage, avec l’apparat propre à l’église catholique », avec l’entrée solennelle dans l’église et son décorum.

Eugène ne voyait pas l’intérêt de tout ce "tralala". Pas de famille, juste les potes et basta. Et puis, c’était la guerre, on avait d’autres préoccupations. Jeannette n’insista pas. Elle connaissait ses limites ou plutôt l’entêtement d’Eugène dans certains cas. Et puis, elle aussi avait d’autres soucis, inquiète des disparitions soudaines d’Eugène, de ses airs de conspirateur qui en disaient long sur ses activités… extra professionnelles. « Moins tu en sauras mon amour, et mieux ce sera, crois-moi. »
Ce qui n’était pas fait pour la rassurer.

Il savait qu’il la mettait en danger, ce qu’elle acceptait comme une preuve d’amour. Eugène aurait préféré la mettre à l’abri, qu’elle reparte au village à Saint-Georges, mais allez raisonner une femme amoureuse. « Ah, tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça » lui répondait-elle en plaisantant.
Il n’insistait pas.

Le problème finirait par se régler de lui-même quand Eugène dut quitter nuitamment Lyon pour aller se faire oublier dans sa Maurienne natale.

Germaine n’était pas Jeannette. Elle avait déjà accepté d’attendre la fin de la guerre pour convoler et, de sa part, ce n’était pas une mince concession. En revanche, sur le déroulement du mariage, elle savait ce qu’elle voulait et en l’occurrence, elle voulait « le grand jeu ». C’était son mot. Non négociable. Francis pouvait bien tempêter, taper du poing sur la table en la traitant de « fieffée femelle », il savait sa révolte vaine.

Elle possédait aussi des idées bien arrêtées sur tous les sujets, et d’abord sur l’organisation de son mariage. Des images plein la tête qu’elle rêvait de réaliser. Un « beau mariage », signe extérieur d’une réussite qui n’était alors qu’un mirage qu’elle comptait bien réaliser le plus rapidement possible. N’importe, elle désirait d’abord marquer les esprits dans son village, valoriser sa famille à travers le prestige de son mariage.

Bien sûr, la réalité était moins idyllique. La guerre était finie mais les temps étaient toujours aussi difficiles, même dans une région qui avait plutôt moins souffert de la guerre que beaucoup d’autres et avait connu peu de destructions.

Mais Francis avait de la réserve… et Germaine de la famille. Lui et son sens du travail, elle et son sens des affaires : ils étaient faits l’un pour l’autre. L’éclat de la noce rejaillirait sur l’éclat de la famille, une aura qui valoriserait la place de la famille Groboz dans le village. S’imposer ainsi permettait de montrer à la communauté l’image d’une famille unie, prospère et déterminée qui pouvait mener "grand train" quand elle l’avait décidé.  

Une aubaine aussi, une aubaine à saisir en ces temps d’après-guerre, temps de redistribution des cartes : déclin des familles trop marquées par la collaboration, onction des familles marquées du sceau de la Résistance. Une référence où les graves événements dela libération hantaient encore tous les esprits. D’une façon générale, la Maurienne avait chèrement payé son esprit de rébellion, sa volonté de s’opposer à l’occupation de la région.

Que ce soit ici du côté de Termignon dans la Haute-Maurienne, où se déroulait la noce ou dans la chaîne des Hurtières, la répression avait été terrible. Saint-Georges par exemple le paya lourdement en mars et en août 1944, où la commune fut en partie incendiée.
Dans toute la Maurienne, ce genre d’événements a profondément marqué l’inconscient collectif des villages qui ont le plus souffert et figé pour longtemps la géopolitique locale. C’est dans ces conditions de recomposition de la vie locale que s’inscrit le mariage de Francis et de Germaine.

 Les préparatifs sont choses sérieuses, c’est pourquoi elles sont dévolues aux femmes. Les hommes ne sont pas assez sérieux, pas seulement quand ils ont dix sept ans. Germaine, qui faisait toujours tout sérieusement, se montra une organisatrice hors pair. Les femmes firent des merveilles d’inventivité pour recycler des vêtements d’avant-guerre et réaliser des toilettes dignes d’un beau mariage. On confectionna des kilomètres de guirlandes multicolores pour tout décorer, des quantités de bouquets pour égayer l’église et la salle de réception.

Germaine était aux anges. Elle avait fait le siège du curé pour disposer de la grande salle de réception accolée à la cure et il avait fini par céder à son insistance et son entregent, malgré qu’il sûr son peu d’attachement à l’église. Pour l’ambiance, elle engagea deux accordéonistes venus de la région lyonnaise, deux violoneux de la vallée pour sacrifier aux rites locaux, des saltimbanques pour amuser l’assistance aux moments clés de la soirée et même un animateur pour régler les réjouissances.

Quelques jours plus tôt, le père Groboz entreprit Francis qui, même s’il était plutôt radin, aurait donné cher pour se trouver ailleurs. « Un contrat de mariage » avait exigé le vieux renard. Comme chez les bourgeois. À cette injonction, Francis aurait dû exploser, l’envoyer paître, il avait une furieuse envie de lui répondre « pas question, non mais… allez vous faire foutre… » Oh, que ça l’avait démangé… mais que n’aurait-il pas fait, combien de couleuvres n’aurait-il pas avalé pour sa Germaine, pour l’admirer dans sa robe blanche à volets qu’on disait magnifique (qu’il n’avait bien sûr pas vue), parée de tous ses bijoux, nimbée d’un sourire radieux qu’il avait hâte de voir.

Le père Groboz tentait tant bien que mal de se justifier : « Tu comprends mon garçon… la famille… la terre (ah, la terre…), léser mes autres enfants… » mais Francis n’écoutait pas vraiment, pas plus qu’il n’écouta le notaire lui débiter de sa voix monocorde les clauses du contrat. « Monsieur Francis Menier, êtes-vous d’accord avec les termes de cet accord ? Monsieur Francis Menier, voudriez-vous signer ici ? »
L’obséquiosité de ces gens, ces questions qui n’en étaient pas, leurs sourires pour vous extorquer une signature. Francis leur aurait volontiers tordu le coup ; il n’aurait d’ailleurs pas eu beaucoup de mal.

Oui, il voulait bien tout ce qu’ils voulaient, qu’on en finisse le plus vite possible. Les hommes de loi, leur carcan juridique, leur jargon de mépris, leur morgue sous les sourires de circonstance, voilà l’ennemi, se disait-il. Francis s’était senti comme absent, étranger à lui-même, sur une autre planète, lui qui avait toujours les pieds sur terre. Oui, pour une fois, étranger à un univers qui ne lui disait rien de bon.

Oh, Il connaissait bien l’existence d’autres mondes dans ce foutu monde, le monde d’une guerre qu’il était parvenu à esquiver, dont il avait réussi, comme beaucoup de Français, à se tenir à l’écart, comme on tente de passer à travers les gouttes, et maintenant ce monde des bourgeois qui lui paraissait aussi dangereux que l’autre.

S’il était un sentiment qui le rapprochait de son frère, c’était bien celui-là : la société était mal foutue, elle leur était hostile. Mais si Eugène voulait la changer, Francis s’en accommodait, se contentant de la critiquer à tout propos. Il essayait simplement d’en tirer le maximum, de se faire « une place au soleil ». Et accessoirement de montrer aux Groboz qu’il les valait bien et qu’il considérait son contrat de mariage comme "du pipi de chat".
De toute façon, à la première occasion, il réserverait au père Groboz un chien de sa chienne. Les temps changent et le revanchard qu’il était, comptait bien que les choses évolueraient un jour ou l’autre en sa faveur.

Germaine, joyeuse et affairée, tout à ses préparatifs, ne devinait rien de sa colère rentrée et de son impatience à retourner à ses affaires avec elle, de fuir ce pays et sa famille. Ils n’étaient pas prêts de le revoir par ici, foi de Francis !

Le bonheur de Germaine fut décuplé quand elle reçut en cadeau "les ors du mariage", des bijoux de famille qui scellaient leur union et attestaient de la pérennité de la lignée. Elle reçut en particulier une chaîne en or avec coulant armorié, une superbe marquise, bague à péridot au long chaton vert tendre et un bracelet en or serti de grenats.

Ah, il fallait qu’il l’aime sa Germaine pour supporter tout ça et enfiler ce costume dans lequel il se sentit comme un poisson hors de l’eau ! De personne d’autre, il n’aurait enduré les affres de la présence d’importuns, des bourgeois contents d’eux qui lui tapaient sur les nerfs.

De la noce, Francis n’a gardé que peu de souvenirs. Tout allait trop vite, la tête pleine du bruit des flonflons de la fête, la musique et les chansons d’invités que, pour beaucoup, il ne connaissait pas, les jeux bruyants, les cris des enfants…

Il revoyait cependant plus nettement son grand oncle galonné qui avait fait carrière dans les bataillons d’Afrique, qui "portait beau", dont le bel uniforme d’officier aux plis parfaits avait fait tant d’effets sur la famille Groboz
Il revoyait justement le père Groboz, son air bougon des mauvais jours, sa hargne devant la prestance de l’oncle capitaine, fâché de ce qu’il considérait comme une mésalliance malgré le contrat de mariage arraché à Francis.
Il revoyait

Surtout, il revoyait sa Germaine sérieuse et appliquée, écoutant "religieusement" le curé égrener les préceptes habituels du mariage, bercée par la musique imposante d’une cantate de Bach. Tout dans cette ambiance solennelle lui montrait la gravité du moment tandis que Germaine signait le registre sans un sourire, visiblement très émue.

Il la revoyait nettement, avec un pincement de cœur, si rayonnante sur le parvis de l’église, toute rosissant dans sa superbe robe blanche à volants.
L’image qui lui resterait de cette journée. 

Le retour de l’enfant prodigue

Un retour aux sources

«Je me considère très peu comme un être unique… mais comme une somme d’expériences, de déterminations… en dialogue avec le monde. »
Annie Ernaux, "Mémoire de fille"

À cette heure, le centre de Saint-Georges était désert. Quelques paysans sur leur tracteur se hélaient bruyamment en revenant des champs, s’arrêtaient au bistrot, trop heureux de rompre la solitude de la matinée. Le bistrot « chez Lulu » qui s’appelait toujours ainsi bien que la Lucette en question fût disparue depuis longtemps, prenait une chaude ambiance vers midi quand les paysans et les ouvriers de la scierie voisine se retrouvaient et discutaient devant une suze ou un pastis. On se parlait d’une table à l’autre, élevant le ton pour se faire entendre, on apostrophait la patronne, trop contents de cette parenthèse dans la routine quotidienne.

Le bistrot, seul rescapé des commerces de la commune, dégommés l’un après l’autre comme des cibles à la fête foraine. D’ailleurs, celle-ci aussi avait vécu, emporté par le vent du changement avec la course cycliste du lundi. Eugène ne savait pas s’il devait s’en inquiéter ou s’en réjouir mais il avait un petit pincement de cœur devant cet inéluctable qui lui donnait un coup de vieux. Il se surprit à penser, se reprochant ce romantisme déplacé,  « ah, ici dans ma jeunesse, il y avait l’épicerie de la mère Trincard, on allait y acheter quelques bâtons de réglisse, des friandises pour quelques francs. »  Nostalgie dont il se défendait en général dans le théâtre de la vie. Sur la grande bâtisse tout en longueur à côté du bistrot, on distinguait encore en lettres bleutées, délavées par le temps, qui se détachaient sur une façade jaunie : "Alimentation général dépôt de gaz, livraisons à domicile." Inscription qui s’effaçait peu à peu, lettre après lettre, et deviendrait vite illisible, comme des images qui s’éloignent dans les arcanes de la mémoire.

Le travail, la vie, s’étaient déplacés sur la montagne d’en face, vers Saint-François Longchamp, ses remonte-pentes et ses touristes qui, l’hiver venu et l’or blanc répandu sur les pistes savamment damées, remplaçaient les vaches dans les pâturages transformés en champs pour skieurs. Cette neige qu’on maudissait alors dans ces montagnes où sa venue signifiait entrer en hibernation, rester au coin de l’âtre pour s’adonner aux menus travaux d’entretien et de réparation, était maintenant bichonnée et le domaine skiable entretenu avec une patience infinie . 

Comme un film qu’on déroule pour retrouver des séquences, il s’efforçait d’y distinguer des repères, de faire coïncider sa mémoire et la réalité, hier et aujourd’hui mais beaucoup de choses avait changé, on avait saccagé ses souvenirs. Les images du passé se perdaient dans ces espaces reconfigurés et il se demandait si sa tête défaillait ou s’il s’était égaré dans un autre décor. Et aussi, ce qu’il était venu faire ici. Un pays, c’est comme un ami, quand on s’en éloigne trop longtemps, les retrouvailles sont parfois pénibles, fastidieuses.

Ces fameuses racines dont on lui rebattait les oreilles et dont il pensait qu’elles n’étaient que frilosités de sédentaires, il en ressentait la puissance et le danger aussi d’y être trop attaché pour pouvoir s’en éloigner, tout en étant fâché contre lui-même d’être revenu ici pour y retrouver ce qui n’existait plus.

Après quelque hésitation, il pressa le loquet de la porte du bistrot et fut vite saisi par son ambiance colorée, on s’interpelait sans gêne, en habitués, les volutes de fumée s’effilochaient en toiles arachnéennes, dansant au plafond. La tenancière, qu’on appelait aussi Lulu, avait ouvert la porte du fond qui donnait sur une petite cour intérieure pour évacuer cette fumée qui prenait à la gorge. Ici au moins, constata Eugène, l’endroit avait peu changé, toujours ce bleu pisseux aux murs, reprisé par des rebouchages jamais repeints, toujours le même long zinc patiné, maculé à la base par les souliers des clients qui buttaient contre le bois derrière lequel trônait Lulu et son rire communicatif.

Son père, le Loulou Chabert passait la tête de temps en temps, se mêlait à la conversation ou revenait de la cave avec un casier de bouteilles à la main. Depuis des années qu’ils ne s’étaient vus, il avait à peine changé le bougre, poivre et sel maintenant, et sa grosse moustache blanchie, mais toujours ce regard clair et bienveillant que Lulu avait hérité de son père. L’ancienne resserre servait maintenant de seconde salle, avec des banquettes sur le pourtour et un superbe billard au milieu. Son visage s’éclaira dans il aperçut Eugène au comptoir.

« Bon sang, mais c’est pas vrai, le bel Eugène est de retour, le Naine nous est revenu ! » Le Naine, un diminutif d’Eugène, c’est ainsi qu’on l’appelait souvent dans sa jeunesse. Inutile de dire que quand il entendit ce surnom que même son frère n’utilisait plus, il fait un sacré bond en arrière.

Et ils échangèrent de grandes embrassades devant l’assemblée médusée, se demandant qui pouvait bien être « ce bel Eugène » que personne ne semblait connaître. Mais Eugène n’était guère d’humeur à s’attarder et après avoir poliment trinqué avec le patron, il s’éclipsa.

A peine sorti, il fut rattrapé par Marcel, un grand gaillard qui devait avoir son âge, tout en os et une gueule de boxeur, le nez fort et les oreilles fortement décollées. Il l’avait déjà reconnu d’un œil au fond du bistrot discutant avec son frère Martin. Sacrée paire que les deux frères Berre qu’on prenait pour des jumeaux tant ils se ressemblaient, des forces de la nature qui n’avaient laissé entrer le progrès dans leur étable qu’à doses homéopathiques. Eugène le raccompagna jusqu’à sa ferme au bas du village.

Ici, rien n’avait changé, même le tas de fumier semblait d’époque ; les belles pierres des murs plus que centenaires étaient noircies par la fumée, la suie de l’énorme cheminée qui barrait tout un mur de la grande pièce du bas qui servait de cuisine, de salle à manger et de salon. Ces beaux messieurs de la ville, friands d’authenticité,  la feraient aussitôt classer monument historique s’ils avaient eu vent de la qualité authentique de sa rusticité singulière. Une pièce unique… pas tout à fait puisque son frère Martin possédait la même juste en face. Les deux frères, restés célibataires, n’avaient jamais voulu vivre ensemble. Ils travaillaient ensemble mais dans l’intimité, chacun chez soi.

Marcel sortit une bouteille de rouge de son crû et Eugène craignit déjà pour son estomac.

- C’est fini, dit-il à Eugène sans ambages, son regard parcourant le tour de la pièce. Plus de fourrage, plus de bêtes à l’étable, on est trop vieux à présent. Comme les vieux chevaux, à la réforme… chez les humains, on appelle ça la retraite.  IL est vrai que mon frère Martin a connu des problèmes de santé l’hiver dernier, oh je te rassure, rien de bien grave, mais qui l’ont beaucoup affaibli. Hey oui, la retraite ; le père n’avait jamais compris : « Ah, la retraite, s’exclamait-il, être payé pour ne rien faire, c’est le monde à l’envers. »

Il critiquait son père mais en fait, à une génération d’écart, il était comme lui, déphasé, dépassé par des évolutions qu’il rejetait en bloc.

« On est les derniers dinosaures, après nous, terminé. Personne pour continuer, personne pour reprendre le flambeau  et entretenir les pâtures. Le désert français, tu vois Eugène, il est bien là dans nos campagnes, dans nos montagnes. Tout repartira à la nature, heureusement que nos pères ne sont plus là pour voir ça ! »

Eugène savait tout ça. Il aurait même pu finir les phrases de Marcel tant il avait souvent entendu ce genre de discours. Son père aussi pensait la même chose. Histoire de génération. Après eux, le déluge. Il oubliait simplement, ce brave Marcel, que les jeunes quittent moins souvent le pays qu’auparavant, qu’ils transforment leurs vieilles bâtissent en gîtes, qu’ils deviennent guides de montagne ou moniteurs de ski tout en continuant à gérer l’exploitation agricole.

Et Eugène se demandait s’il deviendrait comme Martin et tous les autres, hermétique aux évolutions comme si, de toute éternité, le monde devait rester immuable, exactement  comme il l’avait trouvé à sa naissance. 
Il se disait « non, quand même je ne deviendrai pas ainsi, sourd au bruit du monde moderne, aveugle à ses évolutions. » Mais peut-être que vieillir, c’est ça, refuser de voir, d’entendre, verrouiller ses sens et se replier sur soi parce que le passé rassure en renvoyant comme un miroir sa propre image, ressentir dans son être l’antinomie entre hier et demain. 

Pour Marcel comme pour ses semblables, l’avenir apparaît comme une peau de chagrin. Le monde arrive toujours à s’en sortir, pas l’homme.

Souvenirs, souvenirs…

«Un jour, il n’y aura plus personne pour se souvenir. Ce qui a été vécu par cette fille, nulle autre, restera inexpliqué. Vécu pour rien. »
Annie Ernaux, "Mémoire de fille"

Eugène s’interrogeait lui aussi sur la possibilité de saisir la réalité d’alors, qui remontait si loin dans sa mémoire. Comment cerner quelque soixante ans après, le jeune homme qu’il était, n’était-ce pas présomptueux de vouloir, à travers ces reliquats de souvenirs, ces réminiscences passées au tamis du temps, de vouloir "abolir l’intervalle" des années, d’en suivre le trajet, d’en reconstituer l’improbable puzzle ?      

À contempler ces paysages jadis familiers, tout lui revenait. Même sil n’était pas venu depuis longtemps, même si "ses" montagnes lui avaient manqué. Tout, sans doute pas… ses souvenirs s’étaient épurés au fil des années comme une eau au fil de ses décantations.

Au-delà de la permanence des paysages, lui revenaient les visages de sa jeunesse dont bientôt, il serait d’un des derniers à en avoir gravé l’image. Oh, des parcours si communs somme toute, des gens simples qui ne visaient pas la lune –ils n’avaient pas été élevé avec ce genre d’idée- mais fies de leur savoir-faire, de leur altérité, imperméables à tout jugement réducteur. Qu’en est-il maintenant que, très certainement, ils sont presque tous disparus ceux de cette génération, emportés dans « la fosse commune du temps » comme chantait Brassens, se disait Eugène.

Il se rappelait d’abord de quelques figures marquantes, Joseph le maquignon –qu’il n’aimait pas- qu’il craignait aussi- portant avec orgueil sa grosse bedaine comme un trophée, un signe distinctif de sa réussite, le verbe haut,  imbu de lui-même. Un type qui adorait porter beau, n’hésitant pas à payer des tournées d’un geste chevaleresque chez "Lulu" rien que pour se faire mousser.
En gros, aimant se faire remarquer, faire voir qu’il était là et qu’il comptait.

Il revoyait aussi l’autre grand maigre de Briquet, portant bien nanti celui-là, mais qui n’en avait jamais assez, une soif inextinguible de possession qui ne lui a pas porté chance. Un type bizarre aux longs membres, qu’on appelait "l’atèle", toujours à fureter, à lorgner le bien d’autrui, un bileux jamais satisfait de son sort.

Il fallait les voir ces deux là, si différents, inconciliables, chez "Lulu" partir dans des discussions sans fins, s’interpeller d’une table à l’autre, peu importait le sujet, le Joseph de sa belle voix grave dont il abusait, le Briquet de sa petite voix chevrotante qu’il poussait pour être à l’unisson de Joseph.
Animation garantie.

Et la grande Catherine à la réplique cinglante, et la belle Jeanne si discrète, aux yeux si doux, et tous les autres… enfouis dans son souvenir, émergeant parfois de l’anonymat à travers une voix particulière, des gestes singuliers, une anecdote marquante. « Ces noms dormaient dans ma mémoire, mais ne se sont pas effacés » a écrit Patrick Modiano, l’explorateur de la mémoire,  dans L’herbe des nuits. La part d’ombre et de lumière bien sûr, du moins ce qu’on en connaît, ce qu’on en voit de l’extérieur, le clair-obscur de l’âme humaine.
Et maintenant le silence.

En s’obligeant à cet effort de mémoire, Eugène les revoyait tous ceux d’ici, figés dans des instantanés, leurs attitudes, leurs petites manies, leurs petites mimiques, tels qu’il les avait connus dans sa jeunesse, un sourire nostalgique aux lèvres, quand il évoquait les petits bonheurs du quotidien.

Des bonheurs simples pour des gens simples qui avaient, chacun à leur façon, accepté leur condition, sans désirs de grandeur, avec des rêves raisonnables.
Une relation immanente à la nature qu’ils contribuaient à entretenir, à modeler, au divin aussi qu’ils voyaient le plus souvent comme une manifestation du pouvoir bienfaiteur, nourricier d’une terre porteuse autant de récoltes que de calamités.
Ils possédaient en fait une vision unificatrice de la vie. Une espèce d’inconscient collectif dont Eugène se demandait dans quelle mesure il en avait hérité.

Au pays, on pratiquait plutôt la polyculture selon des pratiques culturales ancestrales et les contraintes propres au travail en montagne. Une vie difficile à comprendre aujourd’hui où tout a changé, les modes de vie, les mentalités,  en un temps à la fois si proche et si lointain.
Jadis et naguère.

On vivait alors surtout de l’élevage, le lait et ses produits dérivés, en s’efforçant de se suffire à eux-mêmes, de vivre le plus possible en autarcie. Comme pour se protéger des apports extérieurs, comme si tout danger éventuel ne pouvait venir que d’un ailleurs aussi énigmatique que redoutable.

Eugène imaginait toutes les boutiques aujourd’hui disparues, les commerces indispensables, la crèmerie de la mère Canard, le bureau de tabac des sœurs Labèque, aussi dissemblables l’une de l’autre, la plus jeune une petite boulotte toujours, pépillant et son aînée, une grande sèche et revêche, et même la minuscule échoppe du cordonnier, le père Gobert.

Des images si nettes qu’elles semblaient dater de la veille, et non remonter du fond de sa mémoire car, toujours selon Patrick Modiano, « les mots resurgissent, intacts, comme les corps de ces deux fiancés que l’on avait retrouvés en montagne, pris dans les glaces, et qui n’avaient pas vieilli depuis des centaines d’années. » 

Parfois, des hommes existent encore mais le monde qu’ils portaient a disparu. En tout cas, tous ces hommes disparus auxquels il pense, cette génération précédente qui était sa jeunesse, n’existe encore que par le fragile lien du souvenir, ultime et dérisoire rempart contre le néant.

Des commerçants, des artisans aussi rythmaient alors la vie de la commune, organisant les rares événements qui mettaient un peu d’animation au village. C’est à travers ce genre d’images, se disait Eugène, qu’on s’aperçoit vraiment de la fuite du temps, de la nostalgie qui l’accompagne, parfois de la montée subite d’une angoisse qui vous laisse sans force et sans projet.

Ces images affleuraient peu à peu, prenant forme dans les détails, reconstituant l’ensemble, lui rendant toute sa densité, intercalant le vivant dans des clichés qui s’enchaînaient. La situation, les événements ne s’écoulaient plus en flots continus mais comme autant de respirations ponctuant tous les aspects de la vie d’alors.

À ce moment-là, dû sans doute à une association d’idées qu’il n’aurait su expliquer, il fut frappé par le vide de sa vie depuis un an. Qu’avait-il vécu de mémorable qui fût vraiment digne d’intérêt, que son corps pût enregistrer comme la madeleine de Proust. Tout bien pesé, il n’y voyait qu’une myriade de faits anodins et ce constat le désola profondément.

Naine au Pichet

Naine parcourut le raidillon qui montait au Pichet, effleurant de ses doigts effilés les maigres épis d’orge qui folâtraient le long du chemin sur le talus, échappés d’un champ voisin. Leurs fines tiges s’agitaient un peu en s’offrant au vent  et ses doigts glissaient doucement sur les longues barbes.

Il coupa un épi et le dépieuta  comme on effeuille une marguerite, un maigre épi qui avait gagné sa liberté sur ceux des champs, sagement alignés  dans les sillons.  Cette évocation du travail des champs tenait aussi à l’odeur de foin qui se dégageait des meules qui jonchaient encore les terres en contrebas. Toutes ces images, ces odeurs oubliées, ressuscitées qui jouaient à cache-cache avec sa mémoire, le ramenaient à son enfance bucolique, lui laissaient une impression indicible, images itératives comme une bande d’Andy Warholl avec ses dégradés de couleurs.

L’idée que c’était un autre qui jadis sautait dans un champ de luzernes qui s’étendait à ses pieds ou qui jouait avec son frère Francis qui soufflait bruyamment en courant ou traînait la jambe en geignant après une chute dans un fossé. Toine le voisin, grand échalas, vêtu d’une espèce de blouse de vacher, bon compagnon toujours content et sifflotant, et sa sœur Etiennette, petite futée qui n’aimait pas son prénom et encore moins qu’on l’appelle Titine ; ce que bien sûr les deux frères ne manquaient pas de faire et la mettaient dans une rage folle. Elle jurait ses grands dieux de ne jamais les revoir ces deux abrutis mais ne tenait guère plus de cinq minutes. Elle était ainsi Titine, soupe-au-lait et bonne pâte, un peu comme son frère, enjouée et contente d’un rien, bon public quand les garçons faisaient les pitres.

Une insouciance qui, à y repenser, le faisait sourire, comme si l’on pouvait tout pardonner à l’enfance, ses emportements, ses espiègleries, ses bouderies…Les deux frères étaient experts en espiègleries et en bêtises, et Titine en bouderies, brouilles et paroles définitives. Mais ce n’était entre eux que jeu, joutes de sentiments, tirades ouvertes sur le théâtre du monde ; une façon de se confronter à ce qui serait plus tard une toute autre réalité.   

Eugène souriait encore quand les volets défraîchis de la grande bâtisse, s’ouvrirent en grand, claquant contre le crépi de la façade. Le berceau de la famille Chevessand avait comme on dit subi l’outrage des ans. Après la vente du domaine au lendemain de la dernière guerre, Naine ne savait plus au juste la date de la cession, ou n’avait pas envie de s’en souvenir, à quoi bon raviver tout ça ?, de la fière maison de maître restée inhabitée pendant des années, il ne restait guère que la belle pierre grise patinée par les ans, les grands arêtes de toit aux têtières relevées pour retenir la neige, les pans de châtaigniers  en arcane pour protéger la façade sud de la maison et permettre d’aller dans les appentis et l’étable sans craindre les amoncellements de neige ou les congères pendant les rigoureux hivers qui se prolongeaient parfois jusque début mai.

Après le départ de la famille, les vastes pièces du rez-de-chaussée avaient servi de grange et même d’étable pour la pièce en angle qui fermait la cour. « Si c’est pas malheureux » se lamentait leur mère qui avait emménagé dans l’ancienne maison du garde encore trop grande pour elle, manquant de commodités, impossible à chauffer à la mauvaise saison. « Grandeur et décadence » soupirait-elle, remontée contre son mari qui l’avait laissée dans cette situation  Un ressentiment qui prit peu à peu la forme d’un rejet puisqu’à son dernier souffle, elle refusa d’être enterrée avec lui, sans la même tombe. On peut encore voir au cimetière de Saint-Georges leurs tombes séparées par une rangée. Il n’y aura bientôt plus personne pour connaître le secret de la séparation de ces deux Chevessand, du couple qu’ils formèrent jadis.  

Elle avait embarqué tous les tableaux des ancêtres qui tapissaient maintenant l’interminable couloir et l’escalier qui desservait l’étage.  Galerie de portraits authentiques ou pas, allez savoir avec lui, en tout cas un résumé de l’histoire d’une famille, au départ l’histoire d’un homme sorti de sa condition grâce aux guerres napoléoniennes, reliquat d’un passé tabou auquel elle s’accrochait, dans lequel elle vivait de plus en plus avec l’âge et les désillusions, qui s’étageait et se déversait jusque dans le vestibule.

Elle leur jetait un œil courroucé, comme pour rappeler qu’elle avait toujours « su faire face » -c’était son expression-,  aux événements, à l’adversité, aux aléas de la conduite du domaine,  en fait à tout ce qui ne pliait pas et résistait à sa volonté. Malgré un caractère bien trempé,  elle se raccrochait  de plus en plus à son passé, ne supportant plus d’avoir sous les yeux  cette bâtisse, ce domaine, symboles de la déliquescence familiale.

Ses pas l’avaient porté devant l’entrée de la maison familiale dont il se rappelait plus l’aspect général que tel ou tel détail de la façade. Elle lui paraissait moins grande que dans son souvenir, moins majestueuse sans son parc à la Française dont le grand-père était si fier.   

Après quelques instants d’hésitation, Naine poussa la grille ouvragée de l’entrée dont les gonds grincèrent sous la pression de sa main. Une fenêtre s’ouvrit sur une jeune femme souriante qui le regardait avec étonnement. Il se fit connaître, lui parla de son émotion de revoir après tant de temps les lieux de son enfance et elle descendit à sa rencontre. Malgré sa vétusté, le perron conservait quelque chose d’imposant, la pérennité de ses pierres bien équarries faites pour affronter le temps, ce temps qui avait filé entre les doigts de Naine qui, en venant ici, avait pris une espèce de raccourci pour le rattraper et rejoindre sa jeunesse. Faire en sorte quelque part que la boucle soit bouclée pour pouvoir passer à autre chose en se débarrassant des images encombrantes. Il serait bien temps à son âge, maintenant qu’il se retrouvait seul, confronté à lui-même, délesté de tous les soucis de la vie active.

- Ainsi monsieur, vous êtes le fils des anciens propriétaires ?

-  Plus exactement, leur petit-fils, même si mes parents n’y sont guère restés.

-  Je vois que vous admirez mes parterres de fleurs. J’en suis fière. Quand on a emménagé l’année dernière, tout était en friche ici, à l’abandon. Une désolation, c’était à fendre le cœur.

-  J’aime surtout vos roses et le mariage des couleurs, ce mélange de crème, de roses thé qui tranche si bien avec les grenat et les orangés.

-  Vous êtes comme moi, réceptif à la variété des couleurs et aux contrastes de leurs teintes.

-  Déformation professionnelle sans doute. J’ai longtemps travaillé chez des soyeux lyonnais, la reliure surtout puis la peinture sur soie. Je  m’occupais de la décoration, dessins, colorations… tout ceci est bien loin, il en reste encore quelques-uns, une espèce en voie de disparition ? Comme moi.

-  Ah, je vous trouve bien songeur monsieur, malgré cette belle journée.

Naine
tentait d’embrasser le paysage, inspectant les alentours, balayant le jardin d’un regard étonné, comme s’il cherchait des repères, quelque support anodin à raccrocher à un souvenir. Malgré que l’ensemble n’eût guère changé, il ne reconnut pas grand-chose de la vaste maison aux volets repeints, mais il lui semblait aussi curieusement que rien n’avait vraiment changé. Rien qu’une fine couche de vernis sur l’immuable. Impressions, souvenirs et réalité se mélangeaient pour lui laisser un vague sentiment d’infinie tristesse due sans doute à une mémoire évanescente qui n’avait retenu que des bribes de sa vie d’antan alors qu’il aurait voulu tout reconnaître, tout se réapproprier, que le passé fût aussi riche d’avenir qu’il l’avait rêvé dans sa jeunesse.

Il ne faut pas trop demander aux souvenirs.

Son hôtesse improvisée le guida obligeamment dans sa visite, ravie de présenter son acquisition et les aménagements qu’elle avait déjà fait réaliser.

- Ce n’est qu’une première étape, commenta-t-elle, avec mon mari, nous avons d’autres projets mais pour l’instant pas assez d’argent pour les entreprendre. Comme l’on dit : « Paris ne s’est pas fait en un jour, n’est-ce-pas ».

Il acquiesçait par politesse, décrochant parfois de ses explications et de son babillage, l’esprit ailleurs, accroché aux pierres et aux odeurs particulières des vieilles maisons. Il vit tout, mélangea tout, ne retint rien de précis, son film personnel ne correspondait décidément pas aux images qu’il avait sous les yeux. En fait, le couple vivait pour l’instant dans les deux grandes pièces du bas qui donnaient sur la grande façade et la petite terrasse qui dominait le jardin. L’aile gauche du bâtiment était en réfection et le reste carrément à l’abandon. Mais, malgré tout, le domaine peu à peu reprenait vie après des années de léthargie, dans ces montagnes où le temps comptait si peu. Assis sur le long banc en bois brut de la cuisine, il tournait sans un mot sa cuillère dans son café brûlant.

À l’extérieur, décidément, rien n’était plus comme avant. Mais en mieux, en beaucoup mieux constatait Eugène.
N’empêche, la commune avait perdu pas mal d’habitants en quelques dizaines d’années et la remontée s’était avérée plus lente qu’espérée. Des nombreux hameaux qui composent la commune, beaucoup avaient souffert de la répression allemande, mais ces temps-là semblaient maintenant voués à l’histoire.

Saint-Georges s’était tourné vers le tourisme en aménageant ses sentiers et en mettant en valeur son patrimoine. D’abord l’industrie minière puisque pendant quelque sept cent ans, Saint-Georges fut la mine, de cuivre paraît-il puis surtout de fer. On dit que Durandal, la fameuse épée du chevalier Roland fut forgée à Saint-Georges et qu’il en est question dans la Chanson de Roland qui retrace les exploits du brave et valeureux chevalier.  

Eugène avait envie de croire à cette légende, à cette geste carolingienne dont l’éclat rejaillissait sur la commune, l’épée magique étincelant au soleil comme le rayon laser d’un Superman français. Un vaste espace de découverte du Grand Filon accueillait maintenant les touristes sur son esplanade avec des plans indiquant les sentiers de randonnée, la galerie Sainte-Barbe d’où l’on peut  accéder au circuit des Batteries pour découvrir les anciennes fortifications du massif des Hurtières. Depuis la batterie de Rochebrune a été aménagée en refuge et offre une superbe vue pour contempler les massifs de la Lauzière et au loin, de la Chartreuse.

Eugène s’engagea dans le sentier des Mines qu’empruntaient jadis les mineurs pour accéder aux différentes galeries, constellé de vestiges de l'exploitation minière, comme des rails et des wagonnets. Une agréable balade pas trop difficile même si le parcours est parfois assez escarpé.

Le lendemain, toujours curieux de constater les changements, il décida de poursuivre son exploration par le sentier des Bergers qui passe par la commune de Saint-Georges, pour admirer les paysages de la chaîne de Belledonne, pour tenter d’apercevoir au détour d’un fourré, sur un arbre ou un éperon rocheux un bouquetin, une marmotte des Alpes ou une perdrix, un vautour planant à flanc de montagne, photographier en macro un pied-de-loup ou une fleur de gentiane.

Il revint ensuite vers Saint-Georges en passant par Saint-Alban pour fureter dans la plaine des Hurtières et ses zones contrastées, des prairies sèches graveleuses coexistant avec des forêts, des marais ainsi que son vaste plan d’eau. Le patron de "Chez Lulu" avec qui Eugène avait discuté de ses randonnées, lui avait dit : « Puisque tu aimes la photographie, vas donc faire un tour dans la Plaine, il paraît qu’on peut apercevoir deux espèces assez rares… attends, j’ai noté les noms sur mon calepin, oui… le crapaud calamite et l’orchis punaise, c’est leur nom, et si jamais tu parviens à les débusquer, tu pourras faire de super photos !

Ah, renseignement pris, le crapaud calamite serait d’un aspect assez primitif et l’orchis punaise une espèce d’orchidée aux racines à tubercules… Alors, va pour la traque
Malgré son âge et sa grande expérience, il en avait encore des choses à découvrir… et on était si bien par ici !

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