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Frachet
10 avril 2023

Kenzaburo Oé Une affaire personnelle

En hommage à Kenzaburô Ôé homme de paix, écrivain considérable, prix Nobel 1994 et décédé le 3 mars 2023, je vous propose ce texte sur l’un de ses plus grands romans intitulé « Une affaire personnelle. »

           

À propos de son fils Hikari, handicapé : « J'ai longtemps écrit pour lui donner une parole qu'il n'avait pas. »

Une affaire personnelle est un roman cruel et sans concession : Bird [1], héros de cette douloureuse histoire, âgé de vingt-sept ans, vient d'être père d'un enfant handicapé. Il est agité de sentiments contradictoires, inavouables tels que de supprimer le nouveau-né.

Physiquement, il n'est pas vraiment aidé : petit et maigre, recroquevillé tel un vieillard, le nez en forme de bec, les lèvres minces et serrées, la tête pointue. Alcoolique aussi, ce qui n'arrange rien. Lui qui voulait visiter l'Afrique, cet enfant va l'amarrer à sa vie actuelle et lui voler sa liberté.

           

Cet homme qui s'est marié surtout parce que la famille des femmes lui offrait un emploi dans l'enseignement, n'a pas vraiment la fibre paternelle. Il n'avait d'intérêt pour rien et restait cloîtré dans son appartement à écouter de la musique en buvant du whisky. L'arrivée de cet enfant est donc pour lui une vraie catastrophe.

Et l'impensable va survenir : naît un gosse très lourdement handicapé, difforme avec son énorme tête. Il est comme une image de lui-même que lui renvoie la réalité de cet enfant qu'il renie d'instinct, au premier regard, qu'il porte comme une punition. De plus, on le regarde de travers comme un coupable.
Pendant trois longs jours, il vivra une fuite en avant, entre l'alcool et la rencontre d'une femme à la dérive. Puis il tentera vainement de faire intervenir le corps médical pour se débarrasser de cet intrus. [2]

         
« La seule, la vraie question posée aujourd’hui comme hier à l’intellectuel est celle de la souffrance humaine. » Interview au journal Le monde

Peine perdue :
« Plus question de se réfugier dans un chagrin facile. L'enfant commençait à vivre, férocement, en traînant le boulet de sa difformité. Mènerait-il une existence de végétal ? ». Mais Bird va nous étonner en choisissant la vie et l'opération qui le sauvera. En sauvant l'enfant, il se sauve lui-même en devenant meilleur. Cette terrible épreuve qui aurait pu le condamner sera en fin de compte sa planche de salut pour retrouver à ses yeux assez d'estime et pour continuer ainsi sur le chemin de la vie.

Lui-même père d'un enfant handicapé, Kenzaburo Oé se coule dans son personnage comme s'il y projetait ses pensées intimes, les moins avouables sur la honte ressentie, l'envie de détaler loin de ses problèmes ou de supprimer l'objet de son malheur.

           
Oé avec Hikari son fils handicapé et sa femme Yukari

Cette expérience lui sert aussi d'exutoire, à analyser la face sombre de l'individu, Une affaire personnelle qui lui permet d'aborder l'indicible dans les épreuves que nous envoie la vie, disant : « Ce qui m'arrive me donne l'impression que je m'enfonce, seul, dans un tunnel sans fond, en m'éloignant de plus en plus du monde des autres. »

Ce livre renvoie aussi à un autre ouvrage de Kenzaburo Oé, Gibier d'élevage, une nouvelle parue en 2002 où un noir américain prisonnier de guerre au Japon, est considéré comme un animal et traité comme tel par les adultes.

         

Interview de Oé à propos de ce roman dansTélérama
-
Dans votre roman Une existence tranquille, vous écrivez que « la fonction de l'artiste est d'embrasser d'un coup d'œil la fin du monde à l'approche indécise ». Est-ce la mission que vous vous êtes assignée ?

- Depuis que j'écris, je cherche à saisir cette contradiction : malgré la conscience que nous avons de notre disparition inéluctable, nous continuons à vivre. Les catastrophes nucléaires comme Hiroshima ou Fukushima ont rendu ce mystère encore plus aigu. Nous vivons dans une époque où le nucléaire n'est plus maîtrisé, avec la menace permanente de notre anéantissement. Et pour survivre nous nous raccrochons à une réalité sociale, ou affective.

J'ai pour ma part la hantise qu'un jour, après une nouvelle catastrophe, des hommes récupèrent ce qu'il faut pour se fabriquer des armes nucléaires personnelles. Malgré ces ­pensées inquiétantes, je parviens à rester en vie. Je ne m'aveugle pas, je ne pratique pas l'amnésie, et pourtant ma conscience aiguë d'une réalité insupportable ne me ­détruit pas. Ma fonction, en tant qu'écrivain, est de cerner au plus près ce paradoxe.

                       

Notes et références
[1]
Le surnom choisi par Ôé pour son héros, Bird (oiseau) évoque le premier mot qu’Hikari prononça après qu’il eût entendu les pépiements d’un oiseau.
[2] Les médecins avaient proposé à Ôé le choix drastique de laisser vivre ou non son fils Hikari, ne lui pronostiquant aucun avenir.

Voir aussi
* L'écrivain Ôe Kenzaburô -- Notes d'Okinawa --
Document utilisé pour la rédaction de l’article Présentation Vidéo --
Document utilisé pour la rédaction de l’article Raphaëlle Simon, Choisie pour l'éternité -- JL Fournier, Où on va papa ? --
Document utilisé pour la rédaction de l’article Florent Bénard, Mon frère est un extra terrestre --

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