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Frachet
25 mars 2013

Claude Roy, Nous

Référence : Claude Roy, « Nous », éditions Gallimard/Folio, 1972, tome II de son cycle autobiographique

      Claude Roy en 1983

« Il faudrait chercher les lois communes qui puissent rendre compte de la politique du Moi individuel et de la politique du NOUS social contemporain. »  page 394

 « … Il y a de nouveau deux façons de dire "Je". Il y a le "Je" personnel, privé, le "Je" de Musset et de Verlaine, et le "Je" objectif de Lautréamont, où le "Je" sert à dire "Nous", c’est le "Je" de tous. »  page 529

 Vivre un grand amour aide à conjurer la morosité et Claude Roy rejoint ce rêve, concilier l'idéal et le réel, quand un jour terne de décembre 1940 il rencontre Claire Vervin dans le Vichy de l'Occupation. Lune de miel avec cette femme qu'il aime et dont il apprend qu'elle est juive au moment où sont promulguées les lois anti-juives. « L'irruption de la tragédie politique dans l'enclos de l'alcôve.» (P 36)

 Amour entre parenthèses, il est à la préfecture de police de Paris en août 1944 et chante La Marseillaise sur le parvis de Notre-Dame. Sa trajectoire communiste louvoie entre la défense de l'expérience soviétique contre le cynisme du libéralisme occidental et le sectarisme du Parti Communiste, les purges, les procès truqués, toutes ces couleuvres à avaler et défendre malgré tout, croire envers et contre tout. « Je ne voulais pas encore me rendre à l'évidence : il me semblait que ce serait me rendre à l'ennemi » écrit-il en guise de conclusion. (p 135) Mais entre le déçus, ceux qui s'éloignent doucement mais sûrement et les exclus, il ne restera pas grand monde de ses amis.

 Ses amours de guerre avec Claire sont des amours de fugitifs, de garnis en hôtels meublés. Ils vécurent à Marseille “en phalanstère“ rue des Bons-Enfants [1] avec Albert Ollivier, Olivier Messiaen et quelques autres. A Nice, ce fut une maison pleine d'icônes louée à des russes blancs, à Antibes sur les remparts puis de nouveau Paris avenue Reille à Denfert-Rochereau près du réservoir de Montsouris.

    Rue de la Chapelle    La rue de la Chapelle

 Ils rejoignaient souvent chez eux Nusch et Paul Eluard  au 35 rue de la Chapelle dans une grande bâtisse sale et décrépite. Petit appartement peint en beige et gris, moulures 'belle époque' au plafond et cheminée de marbre, des tableaux et ds livres un peu partout. Un grand portrait de Nusch aux seins nus par l'ami Picasso et beaucoup d'autres tableaux, un vrai musée en désordre avec Max Ernst, Fernand Léger, Villon, De Chirico... et d'autres Picasso. Des sculpteurs aussi où domine un buste d'Eluard par Fenellosa, entouré de statues océaniennes, africaines et de vases péruviens.


            

Dali, Gala, Eluard et Nusch                                        Nusch et Eluard                                                

 « J'ai retrouvé plus tard une atmosphère très proche dans l'atelier d'André Breton au 42 de la rue Fontaine » note Claude Roy. Ils s'entouraient de ce qu'ils aimaient, « leur coquille était à leur image. » Pour Eluard, la guerre était le mal absolu, celui contre lequel il fallait lutter en priorité, l'absolu passif du capitalisme. Discutant un jour avec Max Ernst, Eluard s'aperçut qu'en 1917 ils étaient proches l'un de l'autre, chacun dans sa tranchée.

Avec Elsa, Breton, Éluard et Nusch                          

Elsa, Breton, Eluard et Nusch              Claude Roy et Pozner

 Après la Libération, il part pour San Francisco enseigner au Mills College. Il y côtoie en particulier le couple Milhaud, est invité dans leur maison de campagne d’Oakland, « Darius est une ruche en forme de bouddha vivant qui a épousé Madeleine, une abeille toujours babillante et virevoltante. » Fascination pour l’Amérique, teinté de lucidité face à la démesure de ses aspirations et de ses modes de vie, progression à la fois monstrueuse et magnifique. Puis c’est New-York chez Kate, grande fille un peu bohème au temps où il écrit Léone et les siens, et chez son ami Himey Goldstern, brasseur d’affaires et nostalgique aussi bien de jazz swing des années 40 que de leurs « bons souvenirs » de guerre. New-York à l’mage du pays, lui donne l’exemple du pire et du meilleur, sentiment d’attirance-répulsion irrépressible, New-York qui possède tous les traits de la géante de Baudelaire, « sombre flamme, humide, brouillard qui nage dans ses yeux, enfants monstrueux. »

 Son ami le poète Langston Hugues l’emmène dans le Harlem des taudis, de la misère et les beaux quartiers de Harlem : Sugar, Hill, Riverton et Convent Avenue.  Il prend des notes, transcrit faits et anecdotes pour son livre Clefs pour l’Amérique, avec cette idée que malgré toutes ses tares, le communisme est « moins pire » que la misère ou le racisme ordinaire d’une certaine Amérique, « la pouillerie violente » de Harlem. Il voit dans cette absolue aliénation du peuple Noir l’illustration de la folie qui le parcourt, produit d’une mythomanie qui distribue les rôles et singe les Blancs. Lui dit avoir « réinventé le stoïcisme », donné une ouverture à sa vie, devenir ainsi « un passager continent du temps. » (page 343)  L’amour qu’il a pour son père qui a voué une grande partie de sa vie à la peinture, passion qu’il partage, l’amène à rencontrer le peintre Zao-wou-ki qui deviendra son ami. Il dit de lui qu’il ne « représente plus la peinture. Il se contente de la présenter, de la rendre plus présente. »

nusch-nusch.1294405807.jpg   Nusch Eluard (1906-1946)

 De Picasso, il dit qu’il ne peignait pas pour rendre la vie plus supportable mais pour que « la vie elle-même soit une œuvre d’art ». Iconoclaste et souvent incompris, il travaille encore et toujours. Picasso boulimique du travail-jeu, exilé dans son propre univers, à la recherche d’une famille, d’amitiés, jamais satisfait. (page 373) La mort de son père est pour lui un remords et pour sa mère, contrairement à ses craintes, à la fois perte irrémédiable et renaissance, « on ne connaît personne quand on ne connaît pas ce qu’un être sacrifie et mutile en soi ». (page 379)

 Constat amer sur son époque : « La politique stalinienne alors, c’était de la psychopathologie. » Et l’histoire vire à la névrose,  l’état névrosé lutte contre la réalité à sa façon par la censure, l’interdit, la répression. Mais l’ami Pierre Courtade ne voyait pas vraiment de différence de condition humaine entre un ouvrier russe, un fellah, un peone ou un manœuvre-balai. En 1949, l’espoir est encore là et à Prague avec Jacques-Francis Rolland et Roger Vailland [2], il est enthousiasmé par un socialisme qui s’installait sans coup férir, « une révolution sans violence » écrit Roger Vailland. De quoi justifier les procès de Moscou ou de l’Europe de l’Est, au moins jusqu’aux soubresauts de l’année 1956, entre déstalinisation et événements hongrois.

 Dans ce cynisme des intellectuels qui cachent leurs sentiments pour conserver leurs privilèges, il dresse un parallèle entre un Ilya Ehrenbourg qui sait « qu’il faut vivre en serrant les dents », et les théories de Machiavel sur « la science du silence » ou sur  « le régime oligarchique de la Sérénissime aux mains d’une minorité strictement fermée et prodigieusement jalouse de ses privilèges ». [3] Pour survivre, Ilya Ehrenbourg aurait dû faire beaucoup plus que « trahir les apparences ». (p 431)

 Sa dénonciation du ‘stalinisme’ de Louis Aragon est à la hauteur de l’admiration qu’il lui vouait au début, « l’enchanteur lentement devait me faire déchanter, » même s’il est toujours resté lucide sur ses insuffisances et ses défauts, sa culture mandarinale, un égocentrisme oscillant entre « orgueil superbe et vanité écorchée » ou son dogmatisme autoritaire. Répulsion-fascination donc pour Aragon, ses coups de gueule, ses querelles homériques avec Paul Éluard, son incoercible besoin de pouvoir, l’ambivalence de leurs rapports. Claude Roy cherche les clés du personnage qui « entre en mariage-amour avec Elsa comme on entre au Parti : il entre en religion. » Il veut être objet, se fondre dans la mystique du politique ou de l’amour.  D’où son engagement absolu, si difficilement compréhensible. [4] Une vie à partie double où le stalinien dogmatique se cache derrière le dandy parisien et séducteur, jaloux d’Oscar Wilde et de Cocteau. [5]

 Voilà conclut Claude Roy, trois exemples de psychopathologie politique : « le sado-masochisme autodestructeur  de Courtade, le dédoublement mi contrôlé mi écrasé d’Ehrenbourg et la semi paranoïa d’Aragon. » (page 469)

     

                   Pierre Courtade, Ilya Ehrenbourg et Louis Aragon

 

Enigme de la mémoire et de ses sinuosités, « incertitude des dates, contamination d’une sensation par l’autre, le long feuilleté en strates des âges géologiques du souvenirs. » Sa mémoire retrace le contraste tunisien des palmiers de Djerba, des bouquets de jasmin et des stigmates du colonialisme et de l’indépendance. Misère du tires-monde, épuration brutale dans le monde communiste, « équilibre de la terreur contre équilibre de l’iniquité, » l’espoir s’amenuise même si comme le disait Hegel, il ne pouvait pas être « mieux que son temps. »  La fracture de 1956, Claude Roy et Roger Vailland la vivront de façon totalement différente. Roger Vailland se sentait dupé, dépossédé de son espoir, atteint dans ce qu’il considérait comme une trahison, démoralisé et « désintéressé » comme il disait. Claude Roy se disait au contraire qu’on pouvait peut-être repartir sur de bonnes bases. Il lui restait encore et malgré tout un espoir, appel à la raison « qui interroge et refuse, pour tous- pour NOUS. »

Notes et références

[1] La rue des Bons-Enfants a inspiré un roman éponyme à Patrick Cauvin, qui a reçu le prix des libraires en 1990


[2] Sur la position de Roger Vailland, voir pages 377 et 411-412

[3] Tiré de « Histoire de Venise » de Charles Diehl

[4] « Son projet sans doute inavoué à lui-même, est de faire du vacillement insupportable de sa subjectivité, le pétrifiant repos d’une objectivité

[5] « Qui je veux perdre, je noircis du fond de mes propres blasphèmes » écrit Aragon en guise de confession

Voir aussi

* Jeune homme en colère

 

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