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Frachet
10 janvier 2023

Annie Ernaux, Les années

Référence : Annie Ernaux, Les années, éditions Gallimard, collection Blanche, 256 pages, 2008, collection Folio, 2009

          

« Me trouver ici, 65 ans plus tard, me laisse dans un profond sentiment d’étonnement et de gratitude. » Annie Ernaux, Hôtel de ville de Stockholm, hommage à Albert Camus

Le récit s’étend sur quelque 60 ans d’histoire, entre 1941 et 2006, à partir de photos d’Annie Ernaux qui servent à dresser une peinture de cette époque, à travers les souvenirs qui lui sont restés, souvenirs, en particulier ceux qu’elle considère comme les plus marquants. 

                   

Entre ce qui la concerne personnellement et le regard qu’elle porte sur cette époque, elle tente de se mettre à distance et pour ce faire, a choisi de s’exprimer à la troisième personne.
C’est cette façon de procéder qu’elle qualifie elle-même d'autobiographie sociologique, manière de relier vécus personnel et collectif.

          

« La profusion des choses cachait la rareté des idées et l'usure des croyances. » p 94

Annie Ernaux nous a aussi donné quelques explications sur son travail :
« Ce ne sera pas un travail de remémoration, tel qu’on l’entend généralement, visant à la mise en récit d’une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde, la mémoire et l’imaginaire des jours passés du monde, saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibilité, la transformation des personnes et du sujet, qu’elle a connus et qui ne sont rien, peut-être, auprès de ceux qu’auront connus sa petite fille et tous les vivants en 2070. »

     

« Les moments familiaux sont ceux où elle ressent, pas ceux où elle pense. » p 103

 Les Années reposent sur une quête pour accéder à la réalité à partir du vécu de l’autrice aussi bien que de tout ce qui a participé à la représentation d’une époque qui couvre une soixantaine d’années entre 1941 et 2006. Cet inventaire s’effectue avec tous les matériaux disponibles, dates, événements, mouvements sociétaux, et même des chansons, des notes de son journal ou des photos. Cette technique, qui procède souvent par énumérations, permet à Annie Ernaux d’éviter toute tentation fictionnelle.

Elle essaie de traduire le passage du temps à travers sa propre expérience mais aussi  de l’expérience collective de cette époque, destins qui tiennent à la fois de l'individuel et de l'universel. Son projet est de réaliser des liens entre ces éléments disparates à partir de son propre itinéraire qui pourrait être représentatif de l’évolution de sa génération.

Elle espère ainsi dégager de faits diverses et de ses souvenirs la « dimension vécue de l’Histoire ». De cette façon, elle trace les changements en profondeur intervenus en peu de temps –un bon demi siècle- dans l’environnement des gens (objets, techniques, modes de transport et de communication) et leur impact sur leur mentalité et la façon dont ils perçoivent le temps.

    
« 1968 était la première année du monde (p 113) mais les idéaux de mai se convertissaient en objets et divertissement. (p 122) » 

En terme de structure, on peut remarquer que le "je" de l'autobiographie classique laisse ici la place à une fusion entre les pronoms "elle", "on" et "nous" [1], le temps passé s'écoule lentement et non uniquement sous forme de souvenirs, la forme, en particulier la ponctuation, est libre.

Le texte est au départ assez surprenant, avec recours aux énumérations, à l'infinitif [2], aux adjectifs, aux objets et aux activités de la société. Une écriture qu'on peut juger sans grand relief et un vocabulaire basique.
L'imparfait et le présent dans une moindre mesure sont privilégiés, le futur servant à encadrer le récit. [3] La photo sert à marquer le début de chaque paragraphe et de catalyseur en rythmant le discours. [4]

Le rythme se retrouve aussi dans le regard porté sur chaque décennie (années 40, 50, 60, 70...), ponctuée par les repas de fête et les discussions qui s'y déroulent, les rapports entre les hommes et les femmes. Les années se suivent dans un certain désenchantement. Après l'embellie de mai 68, « l'espérance se déplaçait des choses vers la conservation des corps... » p 160 [5]

Annie Ernaux conçoit le passage du temps à 3 niveaux : en elle, hors d'elle et dans l'Histoire, ceci sur deux plans : le factuel et les images. (p 165-66). Elle note une dépossession des êtres et des choses,  « l'introspection collective offrant des modèles à la verbalisation de soi. » (p232)

et les enfants lui semblent « dans une mise à distance ironique du monde, » (p 199) « fragiles dans un avenir informe, » la consommation étant vue comme "un supplément d'être". (p 207) [6]

Notes et références :
[1] Emploi du "nous", exemple p 122 : « Nous qui n'étions pas dupes... examinions... donnions... achetions...pour nous et par nous la consommation se purifiait. »
[2] Comme dans cet exemple : « habiter une maison en terre battue / porter des galoches / jouer avec une poupée de chiffon / laver le linge à la cendre de bois / accrocher... un petit sac de tissu avec des gousses d’ail pour chasser les vers / obéir aux parents et recevoir des calottes...

[3] Voir la première phrase du livre ( « Toutes les images disparaîtront » et la dernière « Sauver du temps ou l’on ne sera plus jamais. »
[4] Photos et images ponctuent le récit : page 21 « c'est une photo sépia », page 35 « la photo en noir et blanc », page 55 « sur une photo en noir et blanc », page 77 « sur la photo de groupe », page 89 « sur cette photo en noir et blanc » et page 101 « sur la photo d'intérieur... », page 123 « la première image du film... », page 146 une « photo en couleurs... », page 209 une photo de groupe, page 234 Les films sur l'écran et page 243, Une photo parmi des centaines à Noël 2006.
[5] Une désillusion qui s'installe peu à peu : Toutes les images disparaîtront, perdues dans les souvenirs que nous avons. [...] Nous n'avons (en propre) que notre histoire pour insuffler un peu d'espoir et elle ne nous appartient même pas. [...] Tout roc finira un jour en pénéplaine et ça me fait infiniment de la peine. Rien n'est pérenne, on le sait... Mais aveugle on fait "comme si" et on se dit que c'est ainsi.
[6] « Les lieux où s'exposaient la marchandise étaient de plus en plus grands, beaux... contrastant avec la désolation des services publics.  » et « L'imagination commerciale : une dictature douce et heureuse. » (p 228-29)


Voir aussi :
* Annie Ernaux, Le vrai lieu -- Mémoire de fille La place -- Les Années --

* L'art d'écrire --
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~Document utilisé pour la rédaction de l’article~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

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<< Christian Broussas • Annie Ernaux Les années © CJB  ° 10/01/2023  >>
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