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Frachet
6 juin 2022

Patrick Modiano Autour de la mémoire

« Le Nobel m’a fait l’effet d’être quelqu’un d’autre. » PM

Patrick Modiano dit de ses romans qu'ils « changent de titre, mais on pourrait les supprimer et cela ferait un seul livre. » Une idée de continuité en somme, qui est à moduler, passant du temps de l'Occupation aux années soixante. En tout cas, ça constituerait une nouvelle comédie humaine ciblée de trente romans, depuis la parution de ses premiers romans jusqu'aux plus récents comme Encre sympathique ou Chevreuse. On y retrouve des constantes qui lui sont propres comme des personnages flous, réduits souvent à des silhouettes, des lieux situés à Paris ou dans sa banlieue, un narrateur futur écrivain...

« Comme tous les gens qui n'ont ni terroir ni racines, a-t-il écrit, je suis obsédé par ma préhistoire. Et ma préhistoire, c'est la période trouble et honteuse de l'Occupation : j'ai toujours eu le sentiment pour d'obscures raisons d'ordre familial, que j'étais né de ce cauchemar. »

                   
Le Paris de Modiano

Le plus souvent, il écrit chez lui, un bel appartement près du jardin du Luxembourg. Dans son bureau, les murs disparaissent sous les livres, avec juste sa table de travail et un vaste canapé rouge. Il revient sur cette idée de continuité en précisant : « Je me suis aperçu que j’écrivais pratiquement toujours le même livre. » Un seul titre donc pour l'ensemble, « et cela ferait un seul livre. Un peu comme une musique où il y a des motifs qui reviennent et forment un tout. »

Modiano a peu à peu quitté l'époque de la guerre et de l'Occupation pour des périodes plus récentes. Dans Chevreuse paru en 2O21, il nous guide dans les années soixante, à la poursuite de gens assez interlopes, des silhouettes qui se rapprochent ou s'éloignent de la vision de son héros Jean Bosmans [1], comme le ferait un objectif photographique, sur des chemins qui renvoient à son enfance.
« Pourquoi certaines choses du passé, écrit-il dans Rue des boutiques obscures, surgissent-elles avec une précision photographique ? »

        

Le temps qui se dégage de ses romans possède une densité telle que la mémoire s'y perd : « J’ai toujours pensé que le passé, ou le temps qui s’écoule, est une masse d’oubli où ressurgissent quelques petites bribes. Ce qui occupe la mémoire, c’est un nuage d’oubli. Évidemment, il y a de temps en temps des petites bribes, des éclats qui remontent à la surface mais la principale matière, c’est quand même l’oubli.»

Ces bribes remontent sous forme d'objets, de noms à la sonorité particulière (genre René-Marco Heriford) [2] ou des lieux qui lui rappellent sa jeunesse. Ces lieux récurrents lui sont chers car, dit-il,« les lieux que j’évoque, je les ai connus. La vallée de Chevreuse, un village pas très loin de Paris [3], un appartement vers la porte d’Auteuil. Mais avec la distance des années, cela devient comme une espèce de pays complètement onirique. J’ai toujours pensé que pour faire sentir une atmosphère romanesque, presque imaginaire, il fallait s’appuyer sur des détails très précis. C’est comme dans certains tableaux surréalistes. On prend une rue qui peut paraître banale, à force de l’observer, cela devient presque surréel.»

           
Patrick Modiano et son épouse Dominique Zehrfuss en 2014

Cet épais mystère qui émane des personnages et des situations lui sert à traduire avec des mots ce qui se passe chez un écrivain qui s'inspire de gens qu'il a (peut-être) côtoyés par le passé et « tous ces gens qui l’inquiétaient ou qui lui faisaient peur dans son enfance, un écrivain les neutralise en se servant d’eux pour les mettre dans un roman. Ils ne deviennent plus que des fantômes, comme s’ils étaient passés dans un monde parallèle. »

           
            Avec son frère Rudy, sa mère Luisa Colpeyn et avec Française Hardy

Ceci ne l'empêche pas de recourir parfois à l'autodérision, par exemple quand il cherche des titres plus cocasses que "Chevreuse" car « quelquefois, on se moque un peu de soi-même. Comme quelqu’un qui a une vision ironique sur le fait d’écrire. »

Ceci l'amène alors à parler de son style, de sa manière d'écrire qu'il présente ainsi : «
J’ai toujours été attiré par le fait de supprimer beaucoup de choses dans ce que j’écrivais, pour faire des espèces de trous de silence... Ma pente naturelle est de supprimer beaucoup de choses, de faire des ellipses. En littérature, il faut qu’il y ait des trouées de silence. Quand il y a trop de choses, le lecteur risque d’être étouffé. Il faut lui laisser un espace. C’est lui-même qui achève le livre, en fait. »

                        
Intermittences de la mémoire                                       Avec Catherine Deneuve [4]

En complément : « La trilogie de l’Occupation », Au nom du père
Ses trois premiers romans forment ce qu’on a appelé « la trilogie de l’Occupation, » une période qui deviendra le centre de gravité des obsessions de Modiano. On y retrouve l’atmosphère interlope propre aux milieux collaborationnistes, la figure de ce père qui l’a rejeté et qu’il a rejeté, un juif proche de collabos impliqués dans des trafics de toutes sortes.

On rencontre ce père dans La place de l’étoile, son premier roman, sous la forme d’un fantasme où il apparaît à travers  plusieurs personnages et sous la forme d’un anti-héros juif antisémite et collabo. Histoire d’un agent double dans La ronde de nuit, une ronde macabre où les collabos touchent le fond de l’ignominie et vivent dans l’abondance. Et toujours l’ombre de son père dans les portraits sans concession d’un groupe de collabos. Cette ronde infernale va finir par rattraper le traître tiraillé entre Résistance et Collaboration.

Dans  le troisième roman, Les boulevards de ceinture, on assiste pendant la guerre, à la rencontre du père et du fils après une brouille de dix ans. Mais ce père est-il un profiteur du système vichyste ou un juif traqué, planqué chez des collabos ? Ces retrouvailles représentent surtout pour Modiano un fantasme qui lui permet de se réconcilier lui-même avec l’image du père.

                           

Notes et références
[1]  « Il y a des êtres mystérieux, toujours les mêmes, écrit-il dans Villa triste, qui se tiennent en sentinelle à chaque carrefour de notre vie. »
[2] Il dit dans une interview : « J'utilisais leurs ombres et surtout leurs noms à cause de leur sonorité et ils n'étaient plus pour moi que des notes de musique. »
[3]
Certainement Jouy-en-Josas dans les Yvelines
[4]
Avec Catherine Deneuve, il a participé à un livre intitulé « Elle s’appelait Françoise » en hommage à son amie Françoise Dorléac, la sœur de Catherine. Il a également accepté de jouer son frère dans Généalogies d’un crime, film de Raoul Ruiz. Ensemble en 1997, ils ont donné une longue interview au magazine Les Inrockuptibles et en 2007, Modiano a publié dans "Elle" un texte sur Catherine Deneuve intitulé : « Deux ou trois choses que je ne sais pas d’elle ».

Voir aussi
Document utilisé pour la rédaction de l’article  Didier Saillier, Poétique de la répétition chez Patrick Modiano - Style, symptômes, vestiges, L'Harmattan, juillet 2021, 112 pages
Document utilisé pour la rédaction de l’article  Cahier de l'Herne Modiano, dirigé par Maryline Heck et Raphaëlle Guidée, Éditions de l'Herne, 276 p.
Document utilisé pour la rédaction de l’article  Fichiers de Ma Catégorie Modiano --

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