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Frachet
13 mars 2022

Patrick Modiano, Chevreuse

Référence : Patrick Modiano, Chevreuse, éditions Gallimard, octobre 2021

« Le meilleur moyen de rendre définitivement inoffensifs les fantômes et de les tenir à distance, ce serait de les métamorphoser en personnages de roman. » PM

               

Modiano, c'est comme Proust, on aime ou on n'aime pas. Aucun juste milieu. Une nouvelle fois, il remue le passé, réel ou fantasmé, comme on remue le contenu d'une gamelle. Certains disent de lui qu'il est comme un vieux prestidigitateur qui fait toujours le même tour de magie. Sa quête se prolonge cette fois-ci essentiellement dans la banlieue parisienne, comme le titre l'indique. Un passé qui se rappelle soudain à la mémoire d'un homme qui revient visiter son passé. [1]
Un livre, comme l'écrit Anne Coudreuse, maître de conférences, qui n'est « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre... »

          

« Ces personnes n'existaient plus qu'entre les pages de ce livre. » (p 144)

Quand on connaît quelque peu la vie de Modiano, on n'est pas étonné de se retrouver dans la vallée de Chevreuse qui est celle d'une vie d'enfant et d'ado très chahutée, "une jeunesse en pointillés". Il disait souvent qu'avec son frère [2], ils avaient été confiés à une amie de leur mère habitant Jouy-en-Josas où il fut placé dans un pensionnat de 1956 à 1960 d'où il fugua. [3] On se retrouve aussi dans un appartement d'Auteuil ou un hôtel mal famé de Pigalle. Jean Bosmans [4], le héros et double de Modiano, avait déjà tenté de les retrouver vers la fin des années 1960 quand il écrivait son premier roman. 

     
Jouy-en-Josas & Modiano : L'école Jeanne D'Arc, la maison Modiano et le café de l'espérance

Le livre prend des détours pour revenir finalement à ce point essentiel qu'est l'enfance, véritable plaque tournante de son œuvre. Il donne quelques éléments comme cette chanson d'un nommé Serge Latour "douce dame" [5], cette boussole perdue au couvercle gravé, ces fantômes du passé qu'il compare à des "maîtres chanteurs". Lui-même se perd quelque peu dans cette trame jusqu'à devoir recourir à un schéma pour tracer les liens entres ses personnages. (pages 70-72).

                 
                  Parc du château du Petit-Bois de Jouy-en-Josas, Yvelines

Nous sommes en 1965, quelque trente ans après les faits qu’il raconte, quand il fréquentait Camille dite Tête de mort, surnom venant de son humour noir bien connu.
Sous le nom de Jean Bosmans, il accompagne Camille et une amie Martine Hayward dans la vallée de Chevreuse  visiter une maison que Martine a louée. Cette maison est en fait celle où il a vécu dans sa jeunesse quinze ans auparavant et il constate que la propriétaire est toujours une dame Rose Marie Krawell, qu’il a aussi bien connue. Mais il trouve que les amis de Camille sont plutôt  louches et se rencontrent  la nuit dans un appartement d'Auteuil qui appartient aussi à madame Krawell.

                  

« Les différentes périodes d'une vie -enfance, adolescence, âge mur, vieillesse-, correspondent aussi à plusieurs morts successives,  de même pour les éclats de souvenirs qu'il tâchait de noter le plus vite possible… » (p.14)

Peu de temps après cette visite, Jean Bosmans  y retourne et rencontre Kim, la baby sitter du fils de René-Marco  qui occupe les lieux. Il se doute que ces personnes le connaissent depuis l’enfance et voudrait bien savoir ce qu’ils lui veulent. Jean profite de l’été pour quitter Paris et aller sur la Côte d'Azur pour transcrire ce qu’il vient de vivre. Même si ses relations avec les autres personnages s’arrêtent là, il connaît le fameux secret de René-Marco, un trésor qui avec le temps passé, n’a plus aucune valeur.

« Des lieux, des noms, des époques… commente Nathalie Crom de Télérama. La mémoire et le songe imprègnent ce récit, où naît la vocation d’écrivain du désormais familier Jean Bosmans. […] Conte climatique, récit d’apprentissage, Chevreuse est aussi l’histoire d’une vocation d’écrivain. […] Un roman inquiet au cœur duquel vibre une peur d’enfant. »

         
                                                                                    "Quand les lieux sont des liens"

« Entre la vie réelle et la fiction existaient des frontières confuses. » (p 151)

On retrouve dans ce roman "la petite musique modianesque" aux phrases coures et simples, qui coulent jusqu’à créer une ambiance à nulle autre pareille, à laquelle on se laisse prendre volontiers. Il n’a pas son pareil pour évoquer les lieux par quelques notations, par quelque esquisse fuligineuse qui laisse suggérer plutôt que décrire et qui donne envie d’aller voir par exemple l'auberge décrépite de la forêt ou d'entendre les voix mystérieuses sur l’antique ligne téléphonique.

« Avec Chevreuse, analyse Nelly Kaprièlian des Inrockuptibles, Patrick Modiano a peut-être dévoilé le plus directement au cœur d’un roman les secrets qui l’ont poussé à écrire à 25 ans, la matrice de son écriture, ouvrant la porte à la naissance de l’œuvre à venir. »

         

Patrick Modiano à France-Culture

Pour lui, de la part d'un écrivain, parler n'est pas naturel. « Mon travail principal, dit-il, c'est de supprimer, de faire des ratures. Quand on parle, on ne peut pas en faire. C'est pour ça que c'est difficile parfois, de s'exprimer. On ne peut pas supprimer, au fur et à mesure, des propos qu'on tient.« »

Il est conscient des difficultés d'interviewer un écrivain célèbre comme lui, qui « parle d'une manière un peu saccadée... quelquefois. Ce n'est pas vraiment une hésitation. C'est plutôt la recherche de la phrase la plus exacte. C'est difficile parfois pour celui qui interviewe, car il y a des blancs, etc. »

   Modiano en famille

Dans Chevreuse, comme dans bien d'autres de ses romans, la mémoire joue un grand rôle ainsi que des bribes de son univers, mélangeant réel et imaginaire. Il précise qu'en l'occurrence, il s'agit bien d'un roman comme presque tous ses livres. « Un livre pouvait apparaître comme une autobiographie, Un "Pedigree", mais vu de loin, ça me paraît un roman. L'autobiographie, c'est quasiment impossible. Les écrivains qui disent avoir fait des autobiographies, au fond, c'est des interprétations totalement subjectives, même quand ils parlent de gens très proches. Cela devient donc presque du roman. On ne peut pas se détacher de l'imaginaire et du roman. »

Dans le cas de Chevreuse, les souvenirs réels et imaginaires ont tendance à se mélanger mais ajoute-t-il, « c'est-à-dire que pour passer dans l'imaginaire, il faut avoir en tête des choses précises qu'on peut avoir vues ou fréquentées. A partir de là, cela peut basculer dans l'imaginaire. »

                     
Une amitié d'enfance avec Modiano

Notes et références
[1] On pourrait présenter ainsi le fil conducteur : « Un homme explore des souvenirs qui lui rappellent une femme, entre un appartement situé Porte Maillot, un aller-retour dans la vallée de Chevreuse et une maison à Jouy-en-Josas, revenant sur des bribes de mémoire qui restent mystérieuses. »

[2] Sur cette période, voir son roman
Remise de peine --
[3]
Dans Un pédigree, roman autobiographique paru en 2005, il écrit déjà :
« Début 1952, ma mère nous confie à son amie, Suzanne Bouquereau, qui habite une maison, 38 rue du Docteur Kurzenne, à Jouy-en-Josas. »
[4] Le narrateur, Jean Bosmans, apparaît déjà dans un précédent roman, intitulé "L’Horizon".
[5] Il écrit : « Cet automne-là, une chanson passait souvent à la radio, interprétée par un certain Serge Latour. Il l’avait entendue dans le petit restaurant vietnamien désert, un soir... Douce dame, je rêve souvent de vous » ou encore : « Ce soir-là, Camille (dite "Tête de mort") avait fermé les yeux, apparemment troublée par la voix de l’interprète et les paroles de la chanson. »

Voir aussi
Document utilisé pour la rédaction de l’article  Didier Saillier, Poétique de la répétition chez Patrick Modiano - Style, symptômes, vestiges, L'Harmattan, juillet 2021, 112 pages
Document utilisé pour la rédaction de l’article  Mes fichiers de La Catégorie Modiano -- Modiano Romans --
Document utilisé pour la rédaction de l’article  Sur ses deux personnages Gama et Héricourt -- Autour de la mémoire --

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