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Frachet
19 septembre 2019

Le "raz" de Julien Gracq

 

Après une première balade avec Julien Gracq [1] dans ma fiche Julien Gracq en Bretagne, je vous invite à une nouvelle balade en compagnie du prix Goncourt qui a passé plusieurs séjours dans cette région.

Alors professeur d’histoire-géographie à Nantes et Quimper, Julien Gracq balade en son premier roman intitulé « Au château d’Argol » où il décrit entre autres sa découverte de la pointe du Raz à l’automne 1937. C’est à l’École normale supérieure qu’il se lie d’amitié avec le Brestois Henri Queffélec (le père de Yann), qui lui fait découvrir le Finistère.

      
La pointe du raz
          

Voici un extrait de ce premier volume des souvenirs bretons de Julien Graq :

« Le Raz. Quand je le vis pour la première fois, c’était par une journée d’octobre 1937, qui fut en Bretagne (c’était mon premier automne armoricain) un mois exceptionnellement beau. J’avais pris le car à Quimper ; il se vida peu à peu au hasard des escales dans les écarts du pays bigouden. Après Plogoff, nous n’étions plus que deux voyageurs ; nul n’avait à faire au Raz ce jour-là que le soleil qui devant nous commençait à descendre : il y avait dans le déclin de la journée dorée, comme presque toujours dans l’automne du cap, déjà une imperceptible suggestion de brume. La lumière était, comme dans le poème de Rimbaud - et comme je l’ai revue une fois avec B. en septembre sur la grève de Saint-Anne-la-Palud – [la lumière était] « jaune comme la dernière feuille des vignes ».

Le car allégé s’enleva comme une plume pour attaquer l’ultime raidillon qui escalade le plateau du Cap - alors indemne d’hôtels et vierge de parking - et tout à coup la mer que nous longions depuis longtemps sur notre gauche se découvrit à notre droite, vers la baie des Trépassés et la pointe du Van : ce fut tout, ma gorge se noua, je ressentis au creux de l’estomac le premier mouvement du mal de mer - j’eus conscience en une seconde, littéralement, matériellement, de l’énorme masse derrière moi de l’Europe et de l’Asie, et je me sentis comme un projectile au bout du canon, brusquement craché dans la lumière. Je n’ai jamais retrouvé, ni là, ni ailleurs, cette sensation brutale et cosmique d’envol - enivrante, exhilarante - à laquelle je ne m’attendais nullement.

          

Auprès du Raz, la pointe Saint-Mathieu n’est rien. Quelques années plus tôt - en 1933 - parti de Saint-Ives, j’avais visité avec L. le Cap Land’s End en Cornouailles. Il ne m’a laissé d’autres souvenirs que celui d’une vaste forteresse rocheuse, compliquée de redans et de bastions, qui décourageaient l’exploration du touriste de passage. Un château plutôt qu’une pointe, comme on voit dans la presqu’île de Crozon le château de Dinan, mais plus spacieux - moins un Finistère qu’un confin perdu et anonyme, trempé de brume, noyé de solitude, enguirlandé, empanaché de nuées d’oiseaux de mer comme une île à guano.

Ce qui fait la beauté dramatique du Raz, c’est le mouvement vivant de son échine centrale, écaillée, fendue, lamellée, qui n’occupe pas le milieu du cap, mais sinue violemment en mèche de fouet, hargneuse et reptilienne, se portant tantôt vers les aplombs de droite, tantôt vers les aplombs de gauche. Le plongement final, encore éveillé, laboure le raz de Sein comme le versoir d’un soc de charrue. Le minéral vit et se révulse dans cette plongée qui se cabre encore : c’est le royaume de la roche éclatée ; la terre à l’instant de s’abîmer dans l’eau hostile redresse et hérisse partout ses écailles à rebrousse-poil.

Depuis, je suis retourné quatre fois au Raz. Une fois, avec le président du cercle d’échecs de Quimper, nous y conduisîmes Znosko-Borovsky, célèbre joueur d’échecs, que nous avions invité dans notre ville pour une conférence et une séance de simultanées ; avec sa moustache taillée en brosse, il avait l’air d’un gentil et courtois bouledogue. Je ne sais pourquoi je le revois encore parfaitement, silhouetté au bord de la falaise, regardant l’horizon du sud : il y avait dans cette image je ne sais quoi d’incongru et de parfaitement dépaysant. Il ne disait rien. Peut-être rêvait-il, sur ce haut lieu, à la victoire qu’il avait un jour remportée sur Capablanca.

 

Chaque fois que j’ai revu la pointe, c’était le même temps, la même lumière : jour alcyonien, calme et tiédeur, fête vaporeuse du soleil et de la brume, « brouillard azuré de la mer où blanchit une voile solitaire » comme dans le poème de Lermontov. Chaque fois c’est la terre à l’endroit de finir qui m’a paru irritée, non la mer. Je n’ai vu le Raz que souriant, assiégé par le chant des sirènes, je ne l’ai quitté qu’à regret, en me retournant jusqu’à la fin : il y a un désir puissant, sur cette dernière avancée de la terre, de n’aller plus que là où plonge le soleil.

Notes et références
[1] Voir ma fiche Biographie de Julien Gracq --

Autres regards sur la Bretagne
"Yann Queffélec, l'océan, les mots", documentaire de Philippe Baron
Irène Frein, Souvenirs de jeunesse
* L’aber-Ildut de Yan Queffélec - La Granville de Louis Guilloux - Brest par Tanguy Viel --

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