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Frachet
17 octobre 2018

Boualem Sansal, Le train d’Erlingen ou la métamorphose de Dieu

Référence : Boualem Sansal, "Le train d’Erlingen ou la métamorphose de Dieu", éditions Gallimard, 256 pages, août 2018
 

« C'est bien à la fin que l'Histoire s'écrit. » Boualem Sansal

     
 

J’ai découvert cet écrivain à travers un précédent roman qui s'intitule "2084, la fin du monde", référence évidente à "1984" le roman de Georges Orwell, où il analyse la vie dans un pays où sévit un régime totalitaire dominé par l'islam. Sa critique du système politique algérien et ses prises de position, en particulier sur l'islam, lui ont valu bien des déboires dans son pays mais il n'a jamais voulu s'exiler.
 

Curieux parallèle a priori entre deux périodes de l’histoire qui ont connu de massives vagues d’émigrations. Les européens fuyaient alors un continent livré aux tyrannies, aux guerres, aux famines, aux persécutions politiques et religieuses, pour s’installer (sans visa bien sûr) sur le continent américain mais aussi sur d'autres continents, en prenant la place des populations autochtones, leurs terres, leurs ressources, apporter soit-disant la civilisation et le christianisme en massacrant et en réduisant en esclavage les survivants.
 

Mais un renversement de vapeur comme seule l’histoire en a le secret est en marche : « Cette phase a commencé à prendre fin avec la décolonisation et l’accession à l’indépendance de la totalité des pays d’Afrique et d’Asie » remarque l’auteur. Comme il l’écrit, « le grand remplacement s’est opéré. »
 

Maintenant, l’émigration massive s’effectue du sud vers le nord. Les enfants des anciens colonisés fuient des pays livrés aux dictatures, aux guerres, aux famines, aux persécutions politiques et religieuses pour s’installer (sans visa eux non plus pour la plupart) dans une Europe où surtout dans les banlieues, ils évincent les autochtones. Chez ces derniers, la peur domine, ils craignent d’être envahis, colonisés, remplacés, menacés de massacre et de djihad.
Quel parallèle entre ces deux époques aux évolutions finalement si comparables !

 

    
                                                          Boualem Sansal chez lui à Boumerdès

 

L’histoire se passe en Allemagne, le pays qui par le passé a eu les plus gros contingents d’émigrés et qui aujourd’hui accueille à son tour beaucoup de ces nouveaux migrants, souvent  maghrébins ou africains. La famille Ebert est l'une des plus riches d'Allemagne, ayant des intérêts un peu partout dans le monde, une aristocratie financière comme celle de l'ancien régime qui fait dire à Sansal « ce qui reste après la fête fait la prospérité des petits peuples locaux des décennies durant;c'est comme ça que les riches sont utiles aux pauvres, par le phénomène du ruissellement , ce qui tombe des mains des uns se ramasse aux pieds des autres. » (p. 72) 
 

Nous sommes dans une ville moyenne, Erlingen, où la population se sent assiégée par un envahisseur mystérieux qu’on devine simplement, jamais nommé, jamais visible, qui attend un train (d’où le titre du roman), le train de l’espoir mais qui ne vient pas.
 

     
Hedi Kaddour et Boualem Sansal           Boualem Sansal et Kamel Daoud

 

En 1974, le président algérien Boumediène avait déclaré à la tribune de l’ONU« Un jour, des millions d’hommes quitteront l’hémisphère Sud pour aller dans l’hémisphère Nord, et ils n’iront pas là-bas en tant qu’amis. Ils iront là-bas pour le conquérir et ils le conquerront avec leurs fils… Le ventre de nos femmes nous donnera la victoire. »
Propos qui semblent prophétiques à tous ceux qui ont peur de cette « invasion rampante », qui craignent ce genre de bouleversements dramatiques qu’engendre ce phénomène migratoire du Tiers-Monde vers l’Occident.

 

Le Tiers-Monde se vide de ses populations qui se déversent dans une Europe qui les refusent dans une réaction de colère et de haine… Boualem Sansal met l’accent sur le pouvoir de l’extrémisme religieux qui agit sur les zones fragiles des sociétés occidentales dont les dirigeants semblent ne pas comprendre ou prendre la mesure d’un tel phénomène.
 

           
 

Entretien réalisé avec Boualem Sansal

« Le lecteur jugera en fonction de ce qu’il voit autour de lui. Au bout, il tirera de ce récit l’une ou l’autre morale : la première est que le monde est un, il s’y déroule la même éternelle histoire, la quête du bonheur qui jette les gens sur les routes de la vie où les attend plus souvent le malheur que la félicité ; l’autre leçon est que l’Histoire ne sait rien de l’avenir et qu’il peut arriver n’importe quoi, les mêmes ingrédients ne font pas forcément la même soupe, un train peut en cacher un autre et il n’est pas prouvé, loin de là, que Dieu est le meilleur secours. »
 

Le train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu, pourquoi ce double titre ?
« Le choix d’un titre est difficile. J’étais parti sur le titre La métamorphose de Dieu. C’était grandiloquent, ça me gênait. Puis j’ai opté pour Le train d’Erlingen. Trop prosaïque, ça me gênait aussi. Ensemble, ça marchait bien. Le fait que ça renvoie à l’Allemagne par le nom Erlingen et à la Shoah par le train, posait quelque part la question de Dieu et de sa responsabilité. Ça résume bien le livre. »

 

Vous définissez le roman comme une « chronique sur les temps qui courent ». Qu’entendez-vous par cette formule ?
« Rien de nouveau sous le soleil. Nous vivons les mêmes événements qui ont conduit aux grandes migrations du passé, à la montée des fascismes, aux guerres mondiales, aux folies religieuses, aux grandes défaites morales. Le roman en fait la recension. »

 

Vous renvoyez dos à dos les fanatiques et les « mauviettes » de la « mondialisation matérialiste heureuse ». Est-ce aussi simple ?
« Mon idée n’est pas d’ignorer les choses parce que je ne les comprends pas. Je veux au contraire y regarder de près, les déconstruire et chercher dans les interstices des explications plus vraies. La raison n’a pas disparu, il faut bien la chercher. »

 

En écrivant « Nulle odeur n’est plus mortifère que celle de l’argent et de l’encens réunis », qui visez-vous ?
« Je vise davantage des milieux que des pays. Je pointe ces oligarchies sectaires détentrices d’un pouvoir absolu obtenu par la manipulation de l’argent et de la religion. Elles sont en Amérique et dans le Golfe mais pas seulement, la "sainte alliance" gagne du terrain.

 

Vous évoquez un mystérieux « Livre des trois imposteurs : Moïse, Jésus, Mahomet ». Peut-on voir là une condamnation des monothéismes, qui seraient par essence vecteurs de fanatisme ?
« Les religions sont des épines dans la conscience de l’homme. Leur bilan historique n’est guère reluisant. Il est temps de changer d’angle de vue, et de se montrer très méfiants à leur égard, elles sont terriblement malignes. L’homme doit accomplir son destin et non celui des dieux. »

 

Vous convoquez au fil des pages de nombreux écrivains, mais vous placez Thoreau au-dessus de tous. Pensez-vous qu’il nous indique une voie pour sortir de l’impasse ?
« Thoreau est un champion de l’écologie de la vie. Notre temps dramatiquement perclus d’addictions a un besoin urgent de ce genre de héros. Je milite pour qu’on le redécouvre. Michel Onfray lui a consacré un livre et Philippe Djian un site, c’est bien. »

 

Peut-on lire le roman comme un avertissement sévère à tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, acceptent la soumission ?
« Il faut avertir les gens avant qu’ils tombent dans la soumission. Après, c’est trop tard. Le roman appelle de même à combattre les vendeurs de soumission et les idiots utiles qui les encouragent par leurs sourires obséquieux. »

 

        


Références
* « L'eau ne dort jamais qu'en surface. » (p. 88)
* « Les croyances, qu'elles soient d'hier ou d'aujourd'hui, ne s'opposent jamais que lorsqu'elles sont fausses, approximatives ou vérolées, et c'est bien de ça que je veux parler dans notre livre, le choc des croyances bidouillées et des superstitions, et les métamorphoses inacceptables qui en découlent . » (p. 84)
* «
L
a nouveauté me semble-t-il, c’est…  la métamorphose de Dieu lui-même ! Dieu n’est plus Dieu, le Dieu de l’univers et des êtres vivants, il est seulement le Dieu des Serviteurs, ses élus, son dessein n’est plus le bonheur de tous sur terre comme dans les cieux mais autre chose.[…] Ce n’est pas l’homme qui a changé, pas la société, pas l’humanité… l’évolution des espèces se mesure en millions d’années, c’est Dieu qui a changé… entraînant dans sa métamorphose celle des Soumis et de leurs suiveurs. » (p 177-178)

 

Voir aussi la Bibliographie de Boualem Sansal --
Vous pouvez consulter mes articles consacrés à :
* Assia Djébar -- Kamel Dadoud et Yasmina Khadra --
* Kamel Daoud, Zabor ou Les psaumes -- Hedi Kaddour, Les prépondérants --
* Les écrivains algériens et l'islam
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