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Frachet
14 janvier 2018

Patrick Grainville Falaise des fous

Référence : Patrick Grainville, Falaise des fous, éditions du Seuil, 658 pages, janvier 2018.

Chez Grainville, « Rien n’est jamais vécu, tout est fiction. » Roger-Michel Allemand

  
                                                                        Patrick Grainville en 2011

Celui qu’on a appelé "l’enfant terrible des lettres françaises" a connu un succès précoce avec Les Flamboyants, prix Goncourt 1976,  qui raconte l'épopée de Tokor, un roi fou africain imaginaire. C’est son côté « baroque » qui restera sa marque de fabrique même si son style a évolué ces dernières années. Il le revendique et s’est très tôt imposé comme le chef de file de ce baroque fait de profusion du style et de l’imaginaire, contre ceux qu’il appelle les "minimalistes", ceux dont l’écriture est plus épurée, le récit réduit au factuel, plutôt tourné vers l’autobiographie.

Il aime ferrailler pour faire valoir ses idées, disant par exemple dans une interview à Antenne 2 « Je vais pouvoir défendre les couleurs baroques, parce qu’en France, il semble tout de même que le privilège soit donné à la littérature classique, le roman psychologique, intérieur, avec un style très dépouillé, j’aime plutôt [...] une littérature qui se donne, qui prend des risques... »

       

Le plus souvent, il alterne les romans « flamboyants », style et personnages hauts en couleur à forte tendance exotique [1] et les récits plus romanesques mêlés d’autobiographie [2]. Il écrit dans La lisière, son deuxième roman, « J'inaugure une sorte d'autobiographie mythique où le passé mi-souvenu mi-rêvé est contemporain d'un futur prévu, conjuré où le présent n'est rien. » Il n'hésite pas à débattre avec Annie Ernaux ("minimaliste convaincue") sur le thème de la relation entre réalité et fiction où il fait sien le mot "chaosmos" du philosophe Gilles Deleuze, [3] pour défendre l'idée de la dynamique nécessaire du roman.

L’éclectisme de Grainville l’a poussé à s’intéresser au Nouveau roman, en particulier au prix Nobel Claude Simon. Il s’est lié d’amitié avec Alain Robbe-Grillet et surtout avec Marguerite Duras qui habitait Trouville-sur-mer et avec qui il lui arrivait d’aller se promener.

  
                                                  Vue de Pourville par Claude Monet

Falaise des fous

« Hugo, c’est tout, c’est fou, c’est la falaise des fous. Monet, Hugo, Courbet. On entend le craquement des failles. » (p 117)

On a dit de ce roman qu’il est ambitieux et foisonnant (ce qui n’est pas étonnant s’agissant de Grainville), abordant notamment la naissance de l’impressionnisme et du cubisme, l’Affaire Dreyfus, la Grande guerre, la traversée de l’Atlantique... On y rencontre des personnages célèbres comme Claude Monet, Marcel Proust, Pablo Picasso et bien d’autres.
Le "flamboyant" Patrick Grainville, prix Goncourt 1976, brosse une vaste fresque d’une société qui a connu bien des bouleversements entre 1868 et 1927.
« C’est écrit-il, un brouillard d’émois, de réminiscences, de visions, de scènes floues, nettes. Comme cette mer mouvante, criblée de reflets, de volumes précis, énormes ou fugitifs, minuscules. Une vallée de leurres, d’ombres et d’éclairs. »

Vers la fin des années 20, un normand se penche sur son passé. En 1867, après une blessure en Algérie, revenu à demi éclopé, une jambe raidie, il s'installe sur les hauteurs d'Étretat, côtoyant de grands écrivains et peintres qui séjournent dans la région, venus admirer ses fameuses falaises.  Des peintres surtout qui posaient leur chevalet sur la plage, cherchant dans les embruns à saisir le mystère irisé de cette partie de la côte normande, fouettée par les vents dominants, où des marées formidables frappent les hautes  falaises et s’enroulent autour de leurs piétements de roche friable.
Des éléments aussi agités que son époque.

   

On y trouve Claude Monet, Gustave Courbet, Boudin, Victor Hugo, Guy de Maupassant, Gustave Flaubert… Cet homme est aussi un fin observateur des événements de son époque et des transformations qui ont marqué le monde à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Orphelin de mère, non reconnu par son père, il s'est installé chez son oncle, près des splendides falaises d'Étretat, après son retour d’Algérie.

Un jour, il aperçoit Claude Monet qui peint, témoin de  « l’acharnement bourru... du ronchonneur » et c’est le choc. Il dira de lui quand il perdra peu à peu la vue : « Monet brosse d'incroyables brouillards de couleurs confuses. » Il peint dans sa mémoire. (p 596) Il a vu le truculent Courbet affronter, dans « une orgie d’écume », le déferlement des vagues drossées par le vent. Il a aussi croisé Maupassant et vogué sur la Seine, au pied de la maison de Flaubert. Il comprend qu’il est le témoin d’une évolution majeure dont il va avec avidité suivre le déroulement. 

« Péguy, fou de conscience, rejoindra dans mon coeur l'Olympe de ma Falaise des Fous de création.. » (page 439)

Deux femmes vont jouer un rôle capital dans sa prise de conscience, ses deux amantes Mathilde, une bourgeoise mariée et sensuelle, puis Anna, la passionnée. Elles l’initient à "l’art nouveau" non seulement de Monet mais aussi de tous ses contemporains qui hantent Étretat et ses environs.

Cette côte normande et Étretat, Grainville les connaît bien puisqu’il est né et a vécu à  Villers-sur-mer dans le Calvados et cette "puissante impulsion créatrice" qu’il évoque dans son roman rappelle qu’il est aussi un très grand connaisseur du monde de la peinture. [4]

Fresque historique superbe et foisonnante, saga familiale et amoureuse autour de son oncle et de ses deux amantes, évocation de la fameuse "pulsion créatrice", c’est toute une époque, tout un monde qu’il fait revivre avec maestria sous sa plume.

            

Le narrateur et La vague de Courbet

 « Un soir, je découvre la Vague dans son avatar extrême ; seule, ciblée en son centre, encore plus rapprochée, privée quasiment de rivage, sur des fonds très sombres. Elle gonfle sa crinière de Méduse, livide, sulfureuse, ailée de sa voussure de caillots jaunâtres. Le ciel bouillonne comme des mottes de glèbe. La vague culmine dans une vision de vautour grumeleux et de Léviathan. On voit les yeux noirs du monstre, ses groins et son bec de pieuvre. L’horizon toujours fixe et plus clair trace la lame du couperet darwinien de la fatalité. »

Patrick Grainville et la peinture

La peinture est pour lui tout à la fois une passion et un refuge. Outre Falaise des fous, il lui a consacré plusieurs romans où il met en scène des peintres comme Jan van Eyck (L’atelier du peintre), Hokusai (Le baiser de la pieuvre), Jacques Callot (La liseuse) et George Catlin (Bison).

De Terrasse à Sainte-Adresse, le Monet de la couverture du livre, il dit qu'il « s'ouvre sur  l'infini de la  mer peuplé de tous les bateaux du monde et du temps... Au premier plan, l'éternelle femme blanche vue de dos, sous l'écarquillement de son ombrelle immaculée... Je sais que c'est la tante de Monet... Le père de dos, le couple plus près du flot : la jeune fille à l'ombrelle jaune, le jeune homme. L'incroyable effusion de géraniums et de glaïeuls rouges... » (p 606)

Mais il a aussi écrit des albums, articles et monographies sur les peintres contemporains, fréquentant l’atelier de Georges Matthieu, qu’ils soient connus comme l’expressionniste Egon Schiele (L’Ardent désir) ou moins connus comme Jean-Pierre Pincemin [5], le peintre et sculpteur Richard Texier, Hervé Di Rosa du mouvement "figuration libre" [6], le peintre postmoderne Erró [7], le plasticien Tony Soulié [8] ou le peintre franco-chinois Wang Yan Cheng [9].

Notes et références
[1] Comme par exemple Colère, Le Tyran éternel, Le Baiser de la pieuvre ou Bison

[2] Comme par exemple Le Paradis des orages, L’Orgie, la neige, Mes Anges et les faucons
[3] Qu’est-ce que la philosophie ? Gilles Deleuze & Félix Guattari, éditions de Minuit,2005
[4] Patrick Grainville a écrit en particulier 3 autres romans dont la peinture constitue le fil conducteur : L'Atelier du peintre, Le Baiser de la pieuvre et Bison.
[5] Voir  Patrick Grainville et Jean-Pierre Pincemin, Le Menu idéal de Pierre Troisgros, éditions Virgile, 2000 ainsi que Jean-Pierre Pincemin, texte de Patrick Grainville, Centre d’art de l’Yonne, 2008
[6] Voir Patrick Grainville et Hervé Di Rosa, Hervé Di Rosa : tout un monde, 1992-2002, château de Vascœur, Centre d'art et d'histoire, 2002
[7] Voir Patrick Grainville, Petites Parousies et grandes épiphanies de la chair (illustration d'Erró), Atelier CQFI de Nîmes, CNAP, 2007.
[8] Grainville a signé 6 ouvrage avec Tony Soulié : Tony Soulié : un été immobile, Autoroutes, New York 11206, Tony Soulié 2000/2005 : l'anagramme du monde, Tony Soulié : Paris Ronde de nui, Tony Soulié 2009 2010 2011 : la cavale des totems
[9] Voir Patrick Grainville, Wang Yan Cheng, peintures récentes, Galerie Louis Carré & Cie, 2011 et Paintings by Wang Yan Cheng, texte de Patrick Grainville, First édition, National museum of history, 2014

Voir aussi
* Patrick Grainville * Falaise des fous -- Le démon de la vie -- Bison --
* Le roman historique : l'article sur son roman intitulé Bison --

Pour accéder à d'autres extraits de cet ouvrage :
* Gustave Courbet, La vague -- Les impressionnistes à Londres 2018 -- Octave Mirbeau, Alain-Georges Leduc --

<<< • Christian Broussas – Grainville - 14/01/2018 -© • cjb • © >>>

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