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Frachet
10 mai 2013

Milan Kundera, Les Testaments trahis

Les Testaments trahis, Gallimard, 2000 et Folio

« Kundera, par exemple, c’est la perfection. Pas une photo de lui, pas une interview. De temps en temps, il se montre pour faire une communication dans une université. Voilà, ça, c’est la perfection. »
Tonino Benaquista

Malheureusement en Europe, l'art n'est pas considéré comme une unité historique, la littérature mondiale apparaît comme la collection, la juxtaposition des littérature nationales. [1]

Goethe l'avait déjà dit plusieurs fois en son temps : le temps des littératures nationales est révolu. Premier temps de la mondialisation littéraire. Mais son testament est resté "lettre morte". Analyser un roman comporte deux approches : le contexte national pour saisir son rôle dans l'histoire d'un peuple, ce qu'il lui a apporté, ainsi qu' un contexte plus large, européen ou mondial, pour le saisir en tant qu'œuvre d'art, savoir ce qu'il a transmis à l'art du roman, quels aspects existentiels nouveaux il a su explorer, quelles nouvelles formes il a su mettre en valeur. Toujours selon Goethe : « seul le contexte supranational peut révéler la valeur esthétique d'une œuvre. »

Par exemple, l'essai Jacques le fataliste de Diderot, ne représente pour la littérature française que peu de choses alors qu'au niveau européen, il se présente comme une œuvre capitale par la novation de sa forme romanesque on s'inspire encore. Alors qu'à contrario, un écrivain scandinave serait catastrophé de voir l'un de ses romans présenté uniquement sous ses aspects locaux, comme un support de connaissances ethnologiques.

Les interactions sont portant nombreuses parmi les romanciers européens. Broch a trouvé en Joyce ses propres résonances, André Gide a largement contribué à la reconnaissance de Dostoïevski, Ibsen à celle de George Bernard Shaw, André Malraux a révélé l'importance des grands romanciers américains des années 1930, ou également le meilleur livre sur Gombrowicz a été écrit par l'écrivain grec Proguidis, qui ne connaît même pas le polonais. On pourrait aussi en citer beaucoup d'autres que même la barrière de la langue n'a guère gênés, c'est Scarpatta, un non hispanique, qui a le mieux compris l'œuvre de Carlos Fuentes et c'est un russe Bakhtine qui a le mieux traduit l'esthétique de Rabelais. Et ce ne sont que quelques exemples et non des exceptions censées confirmer une quelconque règle car l'éloignement donne en général un meilleur recul pour mieux saisir la valeur esthétique d'un œuvre.

Le roman et l'humour

« L'humour, écrit le prix Nobel Octavio Paz, est la grande invention de l'esprit moderne. » D'où l'importance de Rabelais , la pétulance de son style, le mélange de non-sérieux et de terrible dans le Quart-Livre avec l'épisode des fameux moutons de Panurge. L'humour, invention du roman, « rend tout ce qui'il touche ambigu, » précise Paz. A travers Panurge et ses aventures rocambolesques, l'auteur voit dans l'humour comme « l'ivresse de la relativité des choses humaines. » (page 47) L'apport fondamental du roman est de donner une ouverture d'esprit qui aide à comprendre autrui et crée un monde où tout jugement moral est suspendu.

Un homme, s'il se définit par des actions qui finissent par se retourner contre lui, par sa vie intérieure, -mais se connaît-il vraiment-  par sa vision du monde  tels les personnages de Dostoïevski mus par leur logique internes ou ceux de Tolstoï, plutôt portés par les événements.  Mais selon Thomas Mann, l'autonomie de l'individu est très relative, soumise à tous les pré-requis de son ascendance, ce qu'il nomme "le puits du passé". Beaucoup d'oeuvres contemporaines se situent à côté du roman car « les grandes oeuvres ne peuvent naître que dans l'histoire de leur art et en participant à cette histoire. » Milan Kundera voit 3 grandes phases dans l'évolution du roman : l'improvisation avec Rabelais, Cervantes ou Diderot, la composition complexe du XIXème siècle et la "musicalité", la recherche contemporaine de l'harmonie comme dans Les Somnanbules de Broch ou Les verserts sataniques Salman Rushdie.

L'identité

Si l'identité des personnages peut être ancrée dans leur idéologie comme chez Dostoïevski, elle apparaît souvent comme plus fluctuante, liée à un événement, préparé par d'autres événements, ténus ou anecdotiques, qui ont pu passer inaperçus, « une conspiration de détails » écrit Kundera. Par exemple, la discussion entre Pierre Bezoukhov et André Bolkonski dans Guerre et Paix, précédant la décision d'André de quitter sa condition d'ermite. C'est tout le sens d'un roman que d'explorer les arcanes de l'âme humaine, de rendre concrert sa profonde vérité entre les chanements qui l'affectent tout au long de sa vie, de pointer les temps forts qui provoquent ces changements; par exemple, "l'illumination subite" qui transforme Pierre Bezoukhov d'athée en croyant ou le retour à la vie d'André Bolkonski après sa grave blessure. La logique s'efface au profit écrit Tolstoï « de tout ce travail illogique et secret qui se faisait au-dedans de lui. »

Le testament de Gombrowicz [2]

Gombrowicz quitte son pays la Pologne en 1939 à trente-cinq ans, emportant avec lui un seul ouvrage Ferdydurke, un roman à peu près inconnu. En Argentine où il s'est exilé, il souffre de solitude, boudé par les grands écrivains latino-américains. Après une longue période de quatorze ans, il s'attelle en 1953 à l'écriture de son Journal où il évoque surtout, non pas sa propre condition, mais une espèce de testament où il tente de comprendre ce qu'il est lui-même et ce qu'il a écrit.

Il se définit a priori par un triple refus : celui  de l'art engagé, plus précisément de son engagement politique de l’émigration polonaise, celui d'un nationalisme polonais ancré dans la tradition du pays et de son héritage romantique, celui d'un certain modernisme occidental de ces années 50-60 qu'il trouve « déloyal envers la réalité, » trop théorique et pas assez tourné vers la réalité. Sa position, incomprise à son époque, montre bien la difficulté de séparer les aspects historiques et sociologiques des aspects purement littéraires d'une œuvre.


Notes et références

[1]  « Pour en rester au roman, écrit Milan Kundera, Sterne était inspiré par Rabelais, Diderot par Sterne, Goethe par Diderot... » des interinfluences supranationales.
[2] Milan Kundera, Les testaments trahis, neuvième partie : « Là, vous n’êtes pas chez vous, mon cher », éd. Gallimard, Paris, 1993.

Voir aussi

* Milan Kundera, Les testaments trahis, éditions Gallimard, 336 pages, juin 2000, isbn 2-0704-1434-5
* Kundera, Les testaments trahis, article du Monde magazine, 28 août 2009
* Une rencontre de Milan Kundera, article du Figaro
* Milan Kundera, Comptoir littéraire

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